« Quand on dit “C’est un Botticelli”, que veut-on dire ? Si cette expression signifie que le maître a conçu l’œuvre et l’a exécutée sans aucune aide, peu de tableaux peuvent être qualifiés de Botticelli », écrit Jonathan Nelson, professeur à l’université de Syracuse à Florence (Italie), dans son article de 2009 intitulé « Botticelli ou Filippino ? Comment définir la qualité d’auteur dans un atelier de la Renaissance ». « À l’exception de quelques œuvres de très petite taille, note Jonathan Nelson, pratiquement toutes les peintures des grands artistes de la Renaissance ont été réalisées avec l’aide plus ou moins importante de leur atelier ».
Mais ce n’est pas ce que le marché des maîtres anciens veut entendre. Pendant des siècles, il s’est appuyé sur l’expertise des spécialistes pour juger si un tableau avait été réalisé par un artiste célèbre ou par des assistants inconnus. La valeur d’un tableau sur le marché diffère suivant qu’il est considéré comme « autographe » ou non.
LA VALEUR D’UN TABLEAU SUR LE MARCHÉ DIFFÈRE SUIVANT QU’IL EST CONSIDÉRÉ COMME « AUTOGRAPHE » OU NON
En janvier, le Portrait d’un jeune homme tenant un médaillon (vers 1470-1480) de Sandro Botticelli a été vendu 92,2 millions de dollars avec les frais chez Sotheby’s à New York – le prix le plus élevé jamais atteint pour un maître ancien lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s. Il a également dépassé de loin les 30 millions de dollars avec les frais demandés par Trinity Fine Art en 2019 pour un portrait du poète humaniste Michele Marullo Tarcaniota, annoncé, un peu prématurément, comme étant le dernier tableau attribué avec certitude à Botticelli encore en mains privées.
Mais le Portrait d’un jeune homme tenant un médaillon n’a acquis que récemment le statut d'« autographe ». En 1978, le catalogue raisonné des peintures de Botticelli signé de Ronald Lightbown l’incluait parmi les œuvres « attribuées à Botticelli ou à son école ». En 1982, lorsque le portrait est apparu pour la dernière fois aux enchères, l’influent critique d’art Brian Sewell avait alors déclaré qu’il était l’œuvre de Francesco Botticini, une attribution qui avait la faveur de l’éminent spécialiste de la Renaissance Everett Fahy. En conséquence, il avait été vendu chez Christie’s pour seulement 810 000 livres sterling.
Le fait que, dans la notice du catalogue, Sotheby’s a décrit ce tableau comme l’une des « œuvres les plus belles et les plus significatives » de Botticelli est à noter. Ce type de révision de l’attribution est devenu le principal moyen pour les collectionneurs, les marchands et les maisons de vente aux enchères d’augmenter la valeur d’un tableau datant d’il y a plusieurs siècles. Mais si les historiens de l’art semblent actuellement s’accorder sur le fait que le portrait de Sotheby’s est un Botticelli « autographe », les spécialistes considèrent de plus en plus cette forme d’attribution comme anachronique.
« Le concept d’auteur à la Renaissance est très différent de son acception aujourd’hui », explique Ana Debenedetti, conservatrice au Victoria & Albert Museum à Londres. Tout “Botticelli” implique une contribution de l’atelier ». Ana Debenedetti est la co-commissaire d’une exposition (dont l’ouverture est prévue en septembre) au musée Jacquemart-André à Paris, qui montrera l’importance de l’atelier de Botticelli en tant que « laboratoire d’idées et centre de formation », typique de la Renaissance italienne.
« PRATIQUEMENT TOUTES LES PEINTURES DES GRANDS ARTISTES DE LA RENAISSANCE ONT ÉTÉ RÉALISÉES AVEC L’AIDE PLUS OU MOINS IMPORTANTE DE LEUR ATELIER »
« Il a un style très puissant, de ses modèles très reconnaissables à ses nombreuses répliques. Il a créé sa propre marque », explique Ana Debenedetti, qui estime que Botticelli avait en permanence au moins cinq assistants. « Une partie du problème relève de la terminologie. Comment nommer des tableaux réalisés par plus d’une personne », explique Michelle O’Malley, professeur d’histoire de l’art de la Renaissance au Warburg Institute à Londres, qui a tout particulièrement étudié les peintures religieuses réalisées par l’atelier de Botticelli.
Michelle O’Malley souligne que la décision des maisons de vente aux enchères d’attribuer les tableaux de la Renaissance dans leurs catalogues à un seul artiste remonte à l’époque de la fondation de Sotheby’s et de Christie’s. « À la fin du XVIIIe siècle, les collectionneurs anglais et italiens ont commencé à s’intéresser à nouveau à la Renaissance italienne et ont essayé de faire correspondre les tableaux aux noms figurant dans l’ouvrage de Vasari [Vies des artistes, 1550/1568], explique Michelle O’Malley. À cette époque, les peintres travaillaient seuls dans leurs ateliers ou même dans leurs mansardes. C’est probablement pour cette raison que les amateurs qui collectionnaient les œuvres de la Renaissance ne parlaient plus de production collective, mais d’artiste héroïque et génial ».
La notion romantique du génie héroïque de l’artiste explique toujours les prix astronomiques des trophées des maîtres anciens. Le moindre soupçon d’intervention de l’atelier, sans parler d’une attribution discutée, peut entraîner une baisse considérable de la valeur de l’œuvre, voire même un échec à lui trouver un acquéreur. L’Adoration de l’Enfant Jésus (vers 1510) par « Lorenzo di Credi et son atelier » de la Albright-Knox Art Gallery, estimée de 600 000 à 800 000 dollars, l’a montré en ne trouvant pas preneur chez Sotheby’s en janvier.
« LE CONCEPT D’AUTEUR À LA RENAISSANCE EST TRÈS DIFFÉRENT DE SON ACCEPTION AUJOURD’HUI »
Il n’est donc pas étonnant qu’en 2017, avant la vente pour 450,3 millions de dollars avec les frais du Salvator Mundi, le catalogue de Christie’s avait rassuré les enchérisseurs potentiels en écrivant qu’il existait un « consensus scientifique inhabituellement unanime selon lequel le tableau est une œuvre autographe de Léonard de Vinci ». Une étude préparatoire de draperie arborant sur son cartel « Léonard de Vinci et son atelier » dans l’exposition « Leonardo da Vinci : Painter at the Court of Milan » en 2011-2012 à la National Gallery à Londres a été illustrée dans le catalogue de Christie’s avec pour légende « Léonard de Vinci ».
Les maisons de ventes aux enchères et leurs vendeurs sont, à juste titre, angoissés à l’idée que des doutes sur l’attribution d’un tableau puissent faire baisser la demande pour un grand maître. Les voix dissidentes ne sont donc pas encouragées. En 2019, le commissaire-priseur français Marc Labarbe et l’expert Eric Turquin se sont montrés très ouverts au débat avant la vente aux enchères prévue à Toulouse d’un tableau représentant Judith et Holopherne qu’ils considéraient comme un chef-d’œuvre redécouvert du Caravage. Trois ans auparavant, le tableau avait fait l’objet d’une conférence intitulée « Une question d’attribution » au musée Brera à Milan. Par la suite, Keith Christiansen, le directeur du département des peintures européennes du Metropolitan Museum of Art de New York, avait rédigé un rapport indiquant que si les experts s’accordaient à dire que le tableau avait une « qualité indéniable », il contenait trop de détails grossiers pour être considéré comme une œuvre autographe du Caravage. Bien qu’il ait été estimé au moins 100 millions d’euros, le tableau a finalement été vendu de gré à gré pour un montant non divulgué proche du prix de réserve de 30 millions d’euros.
Pendant ce temps, les maisons de ventes aux enchères continuent de vendre des tableaux italiens qui ont été associés à des noms figurant dans les Vies de Vasari. Ce mois-ci, par exemple, Sotheby’s proposera un portrait de jeune homme catalogué comme une œuvre de qualité autographe datant d’environ 1470, réalisée par le peintre florentin Piero del Pollaiuolo, frère de l’orfèvre Antonio del Pollaiuolo, qui, selon Vasari, « s’est complètement identifié à Piero, et ils ont produit ensemble quantité de tableaux ». Estimé de 4 à 6 millions de livres sterling, le tableau de Sotheby’s, comme le Botticelli, avait auparavant appartenu au scientifique anglais Thomas Merton. Ce portrait a également fait l’objet de plusieurs revirements quant à son attribution.
En 1985, il a été vendu chez Christie’s comme un portrait du moins célèbre Cosimo Rosselli pour 91 800 livres. En 2005, le tableau a été réattribué à Piero del Pollaiuolo dans l’ouvrage d’Alison Wright The Pollaiuolo Brothers : the Arts of Florence and Rome. Cependant, Laurence Kanter, le conservateur en chef de la Yale University Art Gallery, que Sotheby’s a cité comme un admirateur de son Botticelli provenant de Merton, a déclaré à The Art Newspaper : « Le tableau n’a rien à voir avec Piero Pollaiuolo. Je crois que l’ancienne attribution à Cosimo Rosselli, malgré son apparente impopularité, était correcte ». « Bien qu’une autre attribution à Cosimo Rosselli ait été proposée par la suite, l’opinion selon laquelle le tableau est de Piero del Pollaiuolo est désormais soutenue par l’écrasante majorité des principaux spécialistes, notamment Alison Wright, Keith Christiansen, Antonio Natali, Angelo Tartuferi, Aldo Galli et feu Everett Fahy », répond Sotheby’s.
« LA PLUPART DES MÉCÈNES DE LA RENAISSANCE N’AVAIENT PAS UN SENS CLAIR DU STYLE INDIVIDUEL »
En définitive, ces attributions des spécialistes restent subjectives. L’opinion et les informations peuvent évoluer. Le monde raréfié des maîtres anciens ne gagnerait-il pas à être un peu plus souple face à cette situation ? « Il y a un désir profondément ancré de voir l’individu opérer, explique Jonathan Nelson. Parfois, nous devons lâcher prise ». Jonathan Nelson n’est pas gêné que Sotheby’s catalogue Portrait d’un jeune homme tenant un médaillon (un tableau qu’il connaît bien) comme un Botticelli « autographe », même s’il peut imaginer que l’atelier a réalisé des détails comme une corniche ou même une partie de la draperie. « La plupart des mécènes de la Renaissance n’avaient pas un sens clair du style individuel », ajoute Jonathan Nelson.
« IL EXISTE UN LIEN TRÈS CLAIR ENTRE LES PRATIQUES D’ATELIER DES MAÎTRES ANCIENS ET LA FAÇON DONT DE NOMBREUX ARTISTES CONTEMPORAINS TRAVAILLENTAUJOURD’HUI »
C’est exactement le ressenti des clients actuels vis-à-vis de la plupart des œuvres d’art produites par des artistes vivants à succès – tels que Damien Hirst, Takashi Murakami et Jeff Koons – qui, pour la plupart, travaillent avec de vastes ateliers. Ils acquièrent une marque immédiatement reconnaissable, plutôt que l’expression unique d’un génie individuel. « Il existe un lien très clair entre les pratiques d’atelier des maîtres anciens et la façon dont de nombreux artistes contemporains travaillent aujourd’hui. Et les œuvres ne sont attribuées à personne d’autre qu’à l’artiste », déclare Christopher Apostle, responsable des peintures de maîtres anciens chez Sotheby’s à New York. Néanmoins, ce dernier ne voit aucune raison de mettre à jour les conditions des catalogues de maîtres anciens, dans lesquels les noms non modifiés de Giovanni Bellini ou de Sandro Botticelli indiquent que, selon le « meilleur jugement » de Sotheby’s, l’œuvre est « de » l’artiste.
Le marketing d’avant la vente du Botticelli affirmait qu’il s’agissait d’un chef-d’œuvre qui allait « marquer l’histoire du marché de l’art ». Au final, il n’a attiré que deux enchères. Mais Sotheby’s est entré dans l’histoire en s’associant à une marque de bijoux qui a utilisé cette vente aux enchères pour son propre marketing. La diffusion en direct de la vente a été précédée d’une publicité de Bulgari, et le personnel de Sotheby’s a enchéri en portant des montres et des bijoux de cette marque. Le commissaire-priseur Oliver Barker, lors d’une pause entre deux enchères, s’est enthousiasmé pour « le fabuleux collier Bulgari » que portait l’une de ses collègues.
Comme on pouvait s’y attendre, les « traditionalistes » ont été consternés par la « Bulgarisation » d’un événement aussi vénérable qu’une vente aux enchères de maîtres anciens chez Sotheby’s. Mais qu’aurait pensé un riche Florentin du XVe siècle de cette fusion entre l’art et le luxe ? Peut-être Botticelli et Bulgari ont-ils davantage en commun que le monde de l’art d’aujourd’hui ne veut bien l’admettre.