Le jour où Sophie Taeuber monta sur une scène zurichoise en 1917 (bien avant d’épouser Jean Arp et, selon l’usage suisse, d’ajouter son nom à la suite du sien), Hugo Ball, fondateur du Cabaret Voltaire et du mouvement Dada, était assis dans le public et la regarda danser. Il vit un poisson rouge, l’obscurité, des questions, un enfant, un ange, l’invention, le caprice, l’esprit. « Sophie Taeuber, écrira-t-il plus tard, est complètement à part ».
La grande rétrospective intitulée « Sophie Taeuber-Arp: abstraction vivante », qui ouvre samedi 20 mars au Kunstmuseum de Bâle, met en lumière l’incroyable carrière annoncée par cette performance. L’exposition sera ensuite présentée à la Tate Modern à Londres en juillet. Elle sera une première pour le public britannique qui, à l’exception de quelques œuvres sur papier présentes dans les collections du Victoria and Albert Museum (Londres) et d’un petit collage au Sainsbury Centre de Norwich, n’a pas accès à son travail. La rétrospective se rendra ensuite au Museum of Modern Art (MoMA) à New York à l’automne – la première exposition de l’artiste suisse aux États-Unis depuis 40 ans.
UNE ARTISTE MULTIMÉDIA AVANT L’HEURE, PRÊTE À TOUTES LES EXPÉRIENCES DE SYNTHÈSE FORMELLE
Le Kunstmuseum de Bâle conserve un ensemble important du corpus de l’artiste après la généreuse donation de plus de cent œuvres de la Fondation Arp en 1968. Mais, le musée s’en tenant strictement à la classification traditionnelle des beaux-arts, aucune de ses créations d’arts appliqués ne figure dans la collection. Cette exposition, en revanche, s’est donnée pour but de montrer son travail dans son ensemble : une artiste multimédia avant l’heure, une adepte de l’abstraction en pleine possession de ses moyens, prête à toutes les expériences de synthèse formelle, et entièrement détachée de la figuration.
Les premières salles de l’exposition sont consacrées à ses œuvres de jeunesse sur papier et aux remarquables sacs en perles de couleur réalisés dans les années 1910 (un artisanat traditionnel qui n’avait jusqu’alors pratiquement pas évolué depuis des centaines d’années). Le parcours s’étend ensuite – suivant sa propre évolution – à l’illustration, aux textiles, aux vêtements, aux vitraux, aux pièces en bois, aux marionnettes, à la peinture, à la performance, à la danse, au dessin, à la sculpture, à l’architecture… Un ensemble d’œuvres aussi hétérogènes en apparence qu’intrinsèquement cohérentes.
«Le rêve», comme le décrit Anne Umland, conservatrice au MoMA, est que les visiteurs vont pouvoir découvrir la récurrence de ces formes géométriques élémentaires, « et voir comment l’abstraction fait totalement partie de notre monde ». Bien que la Tête Dada de 1920 (l’une des quatre Têtes en bois existantes, qui ne peut pas voyager) sera seulement présentée dans l’étape new-yorkaise au MoMA, les marionnettes de Sophie Taeuber-Arp seront l’un des points forts des trois expositions. Tristan Tzara a souligné en 1922 combien elles avaient « fait sensation » lors de leur première exposition. Un nouveau film réalisé en collaboration avec le Museum für Gestaltung de Zurich les met à nouveau en mouvement.
Le nom de Sophie Taeuber-Arp est fréquemment cité pour évoquer l’avant-garde zurichoise, mais elle figure toujours dans l’ombre de son mari plus célèbre. Jean Arp l’appelait sa muse, or elle était bien plus que cela. Elle était aussi le soutien de famille et a travaillé comme professeur pendant douze ans au département des arts appliqués de l’école de commerce de Zurich. Elle n’a pu quitter ce travail qu’après avoir bénéficié de la commande pour le réaménagement du complexe de l’Aubette à Strasbourg, que le couple réalisa en 1928 avec Theo Van Doesburg. Avec l’argent de ce projet, Sophie Taeuber-Arp et Jean Arp achetèrent un terrain à Meudon, en banlieue parisienne, afin d’y construire une maison, qu’elle conçut. Mais, ils durent la quitter au début de la Seconde Guerre mondiale.
SES CRÉATIONS DANS LES DOMAINES LES PLUS VARIÉS LA RENDENT INCROYABLEMENT CONTEMPORAINE
Cette rétrospective, longtemps attendue, explore l’œuvre de Sophie Taeuber-Arp et sa réception depuis sa mort accidentelle des suites d’une intoxication au monoxyde de carbone en 1943. Il suffit de comparer l’incroyable ambition qui transparaît dans chaque salle de l’exposition et son certificat de décès qui la qualifie de simple « femme au foyer » pour mesurer à quoi sa reconnaissance s’est heurtée – sans parler des deux guerres mondiales, de la crise de 1929 et de la pandémie de grippe espagnole auxquelles elle a survécu.
Ses créations dans les domaines les plus variés, comme le souligne Anne Umland dans le catalogue, la rendent exceptionnellement contemporaine. Sophie Taeuber-Arp était dotée d’un esprit ludique radical, né de la nécessité, et d’une détermination sans faille à se consacrer à la création, quelle que soit sa forme, contre vents et marées.
--
« Sophie Taeuber-Arp: abstraction vivante », du 20 mars au 20 juin, Kunstmuseum de Bâle, Puis du 15 juillet au 17 octobre, Tate Modern, Londres; du 21 novembre 2021 au 12 mars 2022, Museum of Modern Art, New York.