Grâce à une politique gouvernementale exemplaire et à un nouveau projet majeur de recherche, les Pays-Bas sont à la pointe du mouvement qui voit les musées se confronter au passé colonial. Le 29 janvier, le gouvernement du Premier ministre Mark Rutte a été le premier en Europe à adopter un processus global de rapatriement des objets coloniaux. Suivant les recommandations d’une commission consultative, il s’est engagé à restituer sans condition toutes les pièces des collections nationales qui s’avèrent avoir été volées dans les anciennes colonies néerlandaises.
UN PROJET PROPOSE DE FOURNIR AUX MUSÉES DES CONSEILS PRATIQUES SUR LES COLLECTIONS COLONIALES
Un groupe de recherche composé de neuf musées et de la Vrije Universiteit d’Amsterdam va lancer en juin un projet, pour un montant de 4,5 millions d’euros, qui se propose de fournir aux musées des conseils pratiques sur les collections coloniales. Le programme « Pressing Matter » a reçu en décembre un financement de 3,5 millions d’euros du programme national de recherche des Pays-Bas.
L’une des premières étapes de ce projet sera « un guide de présentation des problèmes et des solutions, en termes de lois, de codes de conduite et de bonnes pratiques » concernant les pièces de musées coloniaux, explique Wayne Modest, directeur du contenu au Musée national des cultures du monde (NMVW). L’institution estime qu’environ 40% des 450 000 objets de sa collection d’ethnographie – qui comprend le Museum Volkenkunde de Leyde, le Tropenmuseum d’Amsterdam et l’Afrika Museum de Berg en Dal – ont été acquis dans des contextes coloniaux.
Dirigé par Wayne Modest et Susan Legêne, la doyenne de la faculté des sciences humaines de la Vrije Universiteit, le projet de recherche se déroulera sur quatre ans et fera appel à cinq doctorants, cinq postes de recherche postdoctorale et deux chercheurs en charge d’identifier la provenance des œuvres. Il fera également intervenir des chercheurs externes, des experts et des militants d’Afrique, d’Asie et des Amériques, ainsi qu’un conseil d'« amis critiques » chargé de fournir des conseils. « Nous examinerons les diverses façons qui ont permis aux objets d’entrer dans les musées – ont-ils été vendus sous la contrainte ou pillés en temps de guerre; acquis, échangés ou donnés en cadeau ; et si oui, était-ce dans un contexte colonial ? précise Wayne Modest. Nous étudierons également la manière de décider ensemble de l’avenir d’un objet et des différents modes de restitution possibles. Et, enfin, il s’agit de réconciliation – comment les modes de retour ou de restitution nous aident-ils à nous réconcilier avec le passé ? »
Le NMVW a été l’un des premiers musées d’Europe à publier sa propre feuille de route en matière de restitutions en mars 2019. Son document intitulé Return of Cultural Objects: Principles and Process (Retour des biens culturels : principes et processus) s’engageait à « traiter et évaluer de manière transparente les demandes de restitution de biens culturels selon des critères de respect, de coopération et dans des délais courts ». Deux chercheurs spécialisés dans la provenance des œuvres ont rejoint le musée à temps plein en juin 2019. Le Rijksmuseum d’Amsterdam a engagé également des recherches sur la provenance, notamment en préparant un rapport sur certaines pièces du Sri Lanka et d’Indonésie qui doit être remis au ministère néerlandais de l’Éducation, de la Culture et des Sciences à la fin de cette année.
« TRAITER ET ÉVALUER DE MANIÈRE TRANSPARENTE LES DEMANDES DE RESTITUTION DE BIENS CULTURELS SELON DES CRITÈRES DE RESPECT, DE COOPÉRATION ET DANS DES DÉLAIS COURTS »
Depuis 2017, après que le président Emmanuel Macron a promis d’engager une « restitution temporaire ou permanente » du patrimoine africain des musées français lors d’un discours à Ouagadougou, au Burkina Faso, le débat sur la « décolonisation » des musées a pris de l’ampleur en Europe.
La France a également pris des mesures concrètes, avec l’adoption en décembre 2020 d’une loi très attendue permettant la restitution de 27 objets au Bénin et au Sénégal. En Allemagne, les 16 Länder se sont mis d’accord sur un ensemble de lignes directrices en 2019, promettant de rapatrier les pièces des collections publiques qui ont été saisies « d’une manière qui est aujourd’hui injustifiable sur le plan juridique ou moral » dans les anciennes colonies. Au Royaume-Uni, l’Institute for Art and Law prépare des directives à l’attention des musées, à la demande de l’Arts Council England.
Mais le gouvernement néerlandais est le premier à avoir le projet de mettre en place un comité indépendant chargé d’examiner les demandes de restitution d’objets des collections nationales en se basant sur les recherches de provenance. « Nous devons traiter les collections coloniales avec une grande sensibilité, a déclaré en janvier la ministre de l’Éducation, de la Culture et des Sciences, Ingrid van Engelshoven. Il n’y a pas de place dans la collection de l’État néerlandais pour les objets du patrimoine culturel qui ont été spoliés. »
« IL N’Y A PAS DE PLACE DANS LA COLLECTION DE L’ÉTAT NÉERLANDAIS POUR LES OBJETS DU PATRIMOINE CULTUREL QUI ONT ÉTÉ SPOLIÉS »
Wayne Modest se défend de s’engager dans « une quelconque course concurrentielle » avec d’autres pays européens. « Mais la réponse [du gouvernement] me donne beaucoup d’espoir, se félicite-t-il. Elle est conforme à ce que nous voulons réaliser en tant que musée, à savoir affronter un passé difficile qui perdure dans le présent. »
La déclaration de politique générale du gouvernement néerlandais stipule que « s’il peut être établi qu’un objet a effectivement été volé dans une ancienne colonie néerlandaise, il sera restitué sans condition. » L’universitaire Jos van Beurden, auteur en 2016 d’une influente thèse de doctorat publiée en anglais sous le titre Treasures in Trusted Hands, salue cette initiative. « C’est révolutionnaire, c’est progressiste, c’est une rupture radicale avec le passé », résume-t-il.
Toutefois, un aspect de la nouvelle politique suscite des inquiétudes, tempère Jos van Beurden. Les pièces des collections néerlandaises qui ont été pillées dans des colonies non néerlandaises ne seront pas automatiquement restituées. Selon le communiqué du gouvernement, elles « peuvent également faire l’objet d’un retour », mais le comité d’évaluation « prendra en compte les intérêts des différentes parties », notamment l’importance culturelle des objets pour le pays d’origine, les communautés concernées dans ce pays et aux Pays-Bas, l’importance pour les collections néerlandaises et les conditions dans lesquelles les objets seront conservés et accessibles au public.
Le fait que la restitution inconditionnelle ne s’applique qu’au patrimoine culturel spolié dans les colonies néerlandaises « créera de la confusion et de la frustration dans les pays du Sud, avertit Jos van Beurden. Les Pays-Bas font preuve de paternalisme en voulant juger de la capacité d’un pays à conserver et à rendre accessibles les objets restitués. » Wouter Veraart, professeur de philosophie du droit à la Vrije Universiteit d’Amsterdam et expert en restitution, partage les interrogations de Jos Van Beurden. « Il est étrange que les objets culturels pris par d’autres puissances colonisatrices soient traités différemment de ceux pris par les Néerlandais dans les mêmes contextes de violence, pointe-t-il. D’un point de vue éthique, c’est difficile à justifier. Stratégiquement, c’est peut-être une façon de hiérarchiser les priorités, mais ce n’est pas une distinction pertinente. »