Lorsque le Metropolitan Museum of Art de New York a proposé à Carol Bove de créer des sculptures pour orner les niches de sa façade sur la Cinquième Avenue, elle s’est trouvée confrontée à un défi : elle devait prendre en compte « chaque centimètre » de l’architecture, tout en comprenant qu’elle devrait remettre en question les formes classiques du bâtiment. « D’une certaine manière, je pense qu’elles sont quelque peu impolies », déclare l’artiste à leur sujet : quatre sculptures colossales faites de tubes d’acier inoxydable sablés et froissés avec des disques d’aluminium réfléchissants de 1,5 mètre de large. Et d’ajouter : « Mais je pense qu’elles sont aussi très respectueuses ».
ÉVOQUANT L’ART DÉCO ET L’ABSTRACTION, LES SCULPTURES PRODUISENT DANS LES QUATRE NICHES UN MOTIF RYTHMIQUE
Évoquant des styles de l’époque moderne tels que l’Art déco et l’abstraction, les sculptures produisent dans les quatre niches un motif rythmique qui invite le visiteur à réfléchir à l’aspect de l’édifice et à la manière dont la tradition peut être repensée et subvertie.
C’est en partie l’objectif de cette commande pour la façade du musée, la deuxième sollicitée par le Met, désireux d’engager de nouveaux dialogues avec des artistes contemporains. La première, une série de statues en bronze de l’artiste américano-kenyane Wangechi Mutu, a été présentée de septembre 2019 à novembre 2020. Les niches étaient jusqu’alors vides, bien que l’architecte Richard Morris Hunt, qui a dessiné la façade du Met en 1902, ait initialement envisagé de les peupler de sculptures figuratives traditionnelles.
Dans un entretien, Carol Bove a déclaré que le titre de cette série de sculptures, The séances aren’t helping, a été inspiré par l’idée qu'« une renaissance architecturale est comme une séance, parce que c’est un retour à la vie. » Toutefois, « ce n’est pas censé être pris de façon littérale, précise l’artiste. Mais, il s’agit d’un dialogue avec le passé, et d’une sorte de frustration à son égard ».
Carol Bove, âgée de 49 ans, est principalement connue pour ses sculptures de grandes dimensions installées dans des lieux publics, qui explorent les possibilités de l’abstraction formelle tout en tenant compte du contexte. La commande extérieure passée en 2013 pour la « High Line », la promenade surélevée qui traverse Manhattan, comprenait sept pièces – des sculptures-nodules d’acier recouverts de poudre, des arrangements de poutres en acier, une plate-forme en bronze – qui attiraient l’attention sur l’environnement qui, à l’époque, était constitué d’une vieille voie ferrée rouillée. Les formes abstraites, essentiellement verticales, qu’elle a créées pour le pavillon suisse de la Biennale de Venise en 2017 répondaient directement aux femmes sculptées par Alberto Giacometti. Pour une installation en 2017 pour le parc de sculptures de The Contemporary Austin - Laguna Gloria, au Texas, elle a créé une multitude de formes abstraites aux dessins et couleurs variés qui réinterprétaient les formes d’un jardin de sculptures classique.
« Je finis souvent par emprunter une œuvre ou à la mettre en relation avec un objet trouvé, voire par inverser l’espace et l’utiliser comme un piédestal – ou utiliser l’œuvre comme un piédestal pour l’espace, explique l’artiste. Au Met, on pourrait dire que les œuvres sont ajoutées à la façade, mais la façade est également considérée comme un cadre. Elles s’encadrent mutuellement, en quelque sorte ». « Vous pourriez dire : "Oh, le Met a ces sculptures de Carol Bove", ou [à l’inverse] vous pourriez dire : "Oh, les sculptures de Carol Bove ont ce cadre magnifique", poursuit l’artiste. Il y a la façon dont je me les suis appropriées, et puis il y a un autre côté où je me suis laissé approprier par les œuvres ».
LES OEUVRES SONT AJOUTÉES À LA FAÇADE, MAIS LA FAÇADE EST ÉGALEMENT CONSIDÉRÉE COMME UN CADRE. ELLES S’ENCADRENT MUTUELLEMENT, EN QUELQUE SORTE
Selon Sheena Wagstaff, directrice du département d’art moderne et contemporain du musée, qui a supervisé la commande, « l’architecture "Beaux-Arts" du Met a 119 ans, mais à l’image des niches laissées vides, le musée lui-même est un projet en cours, inachevé, en perpétuelle évolution. Les vieilles certitudes disparaissent dans cette nouvelle époque : les sculptures de Bove en parlent directement, bousculant la tradition mais confirmant le pouvoir de la culture à interroger. Ce sont des [agents] provocateurs dynamiques ».
Carol Bove a également bénéficié d’expositions personnelles dans des institutions telles que le Museum of Modern Art à New York, le Palais de Tokyo à Paris, la Kunsthalle de Zurich et l’Institute of Contemporary Art de Boston.
L’artiste, qui est née à Genève et a grandi en Californie, a noué une relation intime avec le Met. « Lorsque j’ai habité pour la première fois à New York, je n’avais pas l’air conditionné et je travaillais dans un magasin de vêtements dans l’Upper East Side, et j’allais tous les jours [au musée], je payais 25 cents et je m’y promenais pour me rafraîchir, se souvient-elle. Cela m’a appris à le connaître intimement ».
LORSQUE J’AI HABITÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS À NEW YORK, J’ALLAIS TOUS LES JOURS [AU MUSÉE]
Le musée l’a approchée en octobre 2019 pour qu’elle réalise la commande de la façade. Initialement prévue pour septembre 2020, l’installation a été retardée par la pandémie de coronavirus. « Nous avons dû fermer [temporairement] l’atelier », explique Carol Bove à propos de son espace de travail dans le quartier de Red Hook, à Brooklyn. Mais elle assure que cet interlude lui a apporté plus de temps pour réfléchir à la conception des sculptures. « C’était génial de pouvoir ralentir et de vraiment réfléchir », affirme-t-elle.
L’artiste travaille sans réaliser de dessins préparatoires, ce qui peut constituer un défi. Cette commande du Met était inhabituelle en raison de l’échelle des œuvres, dit-elle. Chacune des sculptures mesure environ 3 mètres de haut. Le mélange de différents éléments, les tubes d’acier et les disques d’aluminium, a ajouté à la complexité. « Je travaille de manière improvisée à échelle réelle, donc la première chose que nous avons faite a été de construire un fac-similé architectural à l’échelle réelle de la niche dans l’atelier. Puis il a fallu utiliser des palans et des grues pour suspendre l’acier plié et ensuite faire des compositions », raconte-t-elle.
« Au départ, je me suis dit qu’il fallait que ce soit grand, explique-t-elle. Il fallait qu’elles soient lisibles de loin », lorsque le visiteur s’approche de la Cinquième Avenue ou d’une rue transversale. De plus, « elles doivent être assez grossières. L’image que je m’en faisais était qu’elle était réalisée par un géant qui avait beaucoup de dextérité. »
CETTE COMMANDE DU MET ÉTAIT INHABITUELLE EN RAISON DE L’ÉCHELLE DES OEUVRES
Finalement, Carol Bove a décidé de réduire la taille des disques d’aluminium et de calquer leurs dimensions sur le diamètre des colonnes qui flanquent les niches de la façade et sur les portraits en médaillon des écoinçons. « C’est comme utiliser ce vocabulaire employé par l’architecte et en faire un motif différent, dit-elle. C’est un motif qui est à la fois en continuité avec lui et en rupture ».
Elle avait envisagé d’utiliser une couleur unie pour les disques, mais a ensuite décidé qu’ils ne devaient pas être peints, préférant une finition miroir qui contraste avec le métal sablé des tubes des sculptures. « Ils nous ont beaucoup soutenus », affirme Carol Bove en évoquant l’équipe des conservateurs du Met, Sheena Wagstaff et Shanay Jhaveri, conservateur adjoint pour l’art moderne et contemporain international.
Enfin, l’artiste s’est réjoui de voir ses sculptures installées par les grutiers et les monteurs. « Elles réagissent beaucoup à la lumière, mais la teinte de la niche s’y reflète aussi beaucoup, explique-t-elle. L’une d’entre elles en particulier, celle qui se trouve à l’extrême droite, semble si plate de l’autre côté de la rue. Et puis, quand on s’en approche, elle s’ouvre pleinement, la composition change et cela fonctionne vraiment. »
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« Carol Bove,The seances aren’t helping », jusqu’à l’automne 2021, Metropolitan Museum of Art, 1000 Fifth Avenue, New York, États-Unis.