« Révolution », tel était le mot choisi par l’ancienne ministre de la Culture Françoise Nyssen en 2018 pour défendre face aux sceptiques le Pass Culture, cette application géolocalisée d’offres culturelles, destinée aux jeunes âgés de 18 ans. Trois ans plus tard, ni la pandémie de Covid-19 ni les controverses persistantes n’auront freiné le projet, promesse phare de la campagne électorale d’Emmanuel Macron. Après le vote parlementaire, le 17 décembre 2020, du projet de loi de finances prévoyant un budget de 59 millions d’euros pour le Pass Culture en 2021, Roselyne Bachelot a annoncé le 12 janvier la généralisation de son utilisation dans toute la France cette année. L’équipe chargée de l’outil peaufine les dernières mises au point de l’application, en attendant le feu vert du gouvernement…
« Nous espérons un lancement à l’échelle nationale en avril », confie Damien Cuier, président de la Société par actions simplifiées (SAS) qui gère le développement du projet. Après une interminable phase de préparation, le Pass Culture sera doté de deux fonctions, chacune pour un profil différent : d’une part, il pourra servir de cartographie répertoriant les offres destinées au grand public, et, d’autre part, de porte-monnaie culturel pour les quelque 800 000 Françaises et Français âgés de 18 ans. Livres sous toutes leurs formes, sorties au théâtre, visites de musées, cours de dessin ou de musique, plateformes de streaming…
NI LA PANDÉMIE NI LES CONTROVERSES N’AURONT FREINÉ LE PROJET, PROMESSE PHARE DE LA CAMPAGNE ÉLECTORALE D’EMMANUEL MACRON
Un large choix d’offres numériques ou géolocalisées sera proposé à ces jeunes, qui pourront désormais bénéficier pendant deux ans d’un crédit qui est entre-temps passé de 500 euros à 300 euros. En effet, au bout de dix mois d’inscription, les utilisateurs n’avaient dépensé en moyenne que 137 euros sur les 500 euros mis à leur disposition, selon le bilan de l’expérimentation menée depuis juin 2019 dans cinq, puis quatorze départements. Deux années de tests toutefois menées dans des circonstances «un peu chaotiques», avoue Damien Cuier. L’initiative a pourtant obtenu un certain succès auprès des jeunes. Selon des chiffres divulgués par le gouvernement, 88% des utilisateurs éligibles avaient téléchargé l’application sur leurs smartphones en novembre dans les départements concernés, et 82% l’avaient utilisée. Aujourd’hui, ce sont 142 572 jeunes au total qui se sont inscrits pour bénéficier du crédit et piocher dans la vaste liste de propositions. 950 000 réservations ont été enregistrées depuis le lancement de l’expérimentation dans les zones pilotes, avec un fort succès en Bretagne, où tous les départements étaient concernés par la phase test.
UN CHOIX D’OFFRES NUMÉRIQUES OU GÉOLOCALISÉES SERA PROPOSÉ AUXJEUNES, QUIPOURRONT BÉNÉFICIER PENDANTDEUX ANS D’UNCRÉDIT DE 300 EUROS
Qu’est-ce qui attire les abonnés du Pass Culture ? À retirer en librairie ou sous forme numérique, les livres arrivent en tête. « Une bonne surprise, qui peut notamment s’expliquer par le confinement », précise Damien Cuier. La musique (festivals, concerts, abonnement à la plateforme de streaming musical Deezer) vient en deuxième position, suivie par l’audiovisuel (abonnement à OCS, à Canal +). Confinement oblige, le taux de réservations d’offres numériques chez les utilisateurs est passé de 25% avant la pandémie à 90% après ses débuts. Le théâtre, les musées et les pratiques artistiques sont moins plébiscités, et pour cause ! « Notre objectif est que le jeune qui utilise le Pass se sente légitime dans son rapport à la culture, quel qu’il soit, qu’il passe par les jeux vidéo, l’opéra ou les mangas… C’est une vision large de la culture que nous défendons », explique Damien Cuier.
Pour attirer et convaincre, son équipe a affiné l’algorithme de l’application afin de proposer des offres sur mesure en fonction de profils précis d’utilisateurs. « Nous ne sommes pas une place de marché proposant des offres de manière indifférenciée. C’était le cas au début et les jeunes étaient un peu perdus dans ce catalogue », explique Damien Cuier. L’entrepreneur plaide pour une application conçue comme un « espace d’expérimentation », en perpétuelle évolution pour correspondre le mieux possible aux envies des jeunes. « Nous proposons à la fois un instrument de politique publique et un baromètre des pratiques culturelles des jeunes Français, avec une capacité d’analyse très fine et réactive. Le Pass Culture nous permettra de tirer des enseignements en direct qui pourront profiter au ministère de la Culture mais aussi aux institutions culturelles », estime-t-il.
AUJOURD’HUI, 142 572 JEUNES SE SONT INSCRITS POUR BÉNÉFICIER DU CRÉDIT
Cependant, là où certains pensent « espace d’expérimentation », d’autres voient surtout un projet aux contours flous, et qui coûte cher. Président du groupe de travail sur le Pass Culture au Sénat, le sénateur (LR) de l’Essonne Jean-Raymond Hugonet décrit un « bricolage sans vraie structuration », qui s’ajoute à des dispositifs similaires qui existent déjà à l’échelle locale. « Le Pass Culture n’est pas une révolution disruptive, le concept a été testé dans d’autres pays, s’est soldé par un fiasco en Italie et existe depuis des années en France dans des régions, des départements et des agglomérations », précise le sénateur. De son côté, Damien Cuier défend l’idée de complémentarité entre les « pass » existants : « Le projet a pu être perçu comme une approche invasive du ministère de la Culture par rapport aux dispositifs locaux mais nous souhaitons trouver la bonne articulation avec ce qui existe déjà ».
Dans un contexte où la culture est en pleine crise financière, ce sont surtout les moyens mis à disposition qui font grincer des dents. Votés pour poursuivre le déploiement du projet et sa généralisation, les 59 millions d’euros alloués au Pass en 2021 représentent près de 50% d’augmentation par rapport au budget de 40 millions d’euros débloqué en 2020. Commandée à l’agence Havas, la coûteuse campagne de communication qui va accompagner la généralisation de l’application est également dénoncée. « En pleine disette budgétaire, nous aurions pu avoir une réflexion sur la poursuite de l’expérimentation et sur l’utilisation de ces moyens pour soutenir le secteur culturel », confie Jean-Raymond Hugonet, qui dénonce un « fait du prince ». « Un an avant les élections présidentielles, l’objectif est que le Pass Culture figure au tableau de chasse du président de la République», juge-t-il.
Au-delà d’un enjeu purement politique, le Pass Culture a aussi été critiqué pour ses ambitions en décalage avec les inégalités d’accès à la culture chez les jeunes. Selon les chiffres de l’expérimentation, les utilisateurs du Pass ont été à 91% des étudiants ou lycéens, contre 9% seulement des actifs, apprentis ou demandeurs d’emploi pour lesquels « la magie de l’application opère moins », avoue Damien Cuier. Autre débat : si le catalogue pléthorique d’offres du Pass Culture vise la « diversification des pratiques culturelles des jeunes », il n’est pas accompagné d’une médiation ou d’un programme d’éducation artistique et culturelle complémentaire pour s’ouvrir davantage à la diversité des pratiques.
Ce reproche semble avoir été pris en compte: le Pass Culture devrait à terme être accompagné « d’un mécanisme complémentaire pour les moins de 18 ans dans le cadre scolaire afin de les préparer à une démarche d’autonomisation », annonçait Roselyne Bachelot le 12 janvier. « Nous projetons d’ouvrir progressivement le dispositif aux générations plus jeunes qui bénéficieront elles aussi d’un crédit, une sorte de pré-Pass Culture destiné aux collégiens et aux lycéens », explique Damien Cuier, qui précise que ce nouveau projet sera mené en coopération avec le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. Affaire à suivre.