En 2002, le J. Paul Getty Museum de Los Angeles a été prévenu de manière confidentielle qu’une sculpture attribuée à Gauguin qu’il venait d’acquérir pour environ 4 millions de dollars était un faux. Quelques mois plus tard, le musée a envoyé une chercheuse de Los Angeles à Paris afin d’enquêter sur l’authenticité de l’œuvre, mais celle-ci est rentrée aux États-Unis sans être parvenue à démêler le vrai du faux. Aussi, l’affaire n’a pas débouché sur une action en justice contre la galerie Wildenstein, qui avait vendu l’œuvre au musée californien.
Il y a un an, le Getty Museum a finalement admis que Tête avec cornes n’était pas une œuvre authentique de Gauguin. Désattribuée, elle a été remisée en réserves. L’institution livre aujourd’hui davantage d’information sur l’histoire de cette pièce et publie ce mois-ci deux articles scientifiques à son propos dans le Getty Research Journal.
Les experts avaient dans leur majorité confirmé dès le début l’attribution à Gauguin de Tête avec cornes, montrée notamment à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence dans l’exposition « La sculpture des peintres » en 1997, puis en 2010-2011 dans l’exposition « Gauguin : Maker of Myth » à la Tate Modern de Londres et à la National Gallery of Art de Washington. Mais la sculpture laissait sceptiques certains spécialistes. Parmi eux, Anne Pingeot, conservatrice générale honoraire du patrimoine, qui a joué un rôle clé dans la création du musée d’Orsay à Paris et a été responsable de sa collection de sculptures.
Dans le Getty Research Journal, elle écrit que, malgré des efforts répétés, elle n’a jamais pu « retracer son parcours » des années 1890 jusqu’à son apparition à la galerie Wildenstein. Cette dernière n’a pas voulu en révéler la provenance, se contentant de déclarer l’avoir acquise auprès d’un propriétaire suisse non identifié.
NON SEULEMENT GAUGUIN N’A PAS SCULPTÉ « TÊTE AVEC CORNES », MAIS IL« NE L’A PROBABLEMENT MÊME JAMAIS VUE EN VRAI »
Mais le Getty a révélé qu’il avait été averti dès le départ que l’attribution de la sculpture était très douteuse. Gilles Artur, le directeur du musée Gauguin de Tahiti, avait écrit en août 2002, trois mois après son acquisition, que Tête avec cornes était une curiosité faite pour le marché européen. « Craignant qu’ils n’aient acquis une œuvre qui n’était pas, finalement, de Gauguin, les conservateurs du Getty ont envoyé en 2003 Anne Iverson, une assistante de recherche, en France pour enquêter », explique Anne Pingeot. Bien que cette dernière ne commente pas le résultat de ce voyage, le bureau de presse du Getty affirme aujourd’hui que l’assistante de recherche n’a « pas été convaincue » par les spécialistes français qui ont rejeté en privé l’attribution.
Dans le Getty Research Journal, Anne Pingeot conclut que non seulement Gauguin n’a pas sculpté Tête avec cornes, mais qu’il « ne l’a probablement même jamais vue en vrai ». La preuve en est une photographie de la sculpture, que des recherches récentes ont datée de 1894, soit un an avant que Gauguin quitte la France et retourne à Tahiti. À la place, le peintre a reçu deux photographies de Tête avec cornes prises par son ami Jules Agostini, qu’il a collées dans son album polynésien Noa Noa. S’en inspirant, il l’a utilisé dans quatre de ses propres gravures.
Dans un autre article, Anne-Lise Desmas, conservatrice principale de la sculpture et des objets d’art du Getty, admet qu’il y a eu « des doutes exprimés par certains spécialistes et des arguments qui auraient pu réfuter l’attribution dès 1969 ». Cette année-là, Patrick O’Reilly, le fondateur du musée Gauguin de Tahiti, souligne dans une note de bas de page d’un article scientifique que Jules Agostini avait qualifié la sculpture de polynésienne.
Anne-Lise Desmas espère toujours résoudre l’énigme : qui a sculpté Tête avec cornes ? Les spécialistes qu’elle a consultés « ne pensent pas qu’il s’agisse d’une sculpture polynésienne traditionnelle ». Il s’agirait plutôt, soit d’une œuvre polynésienne destinée à un acheteur européen, soit de l’œuvre d’un Européen installé dans les mers du Sud.
Une piste de recherche pourrait être offerte par l’examen des matériaux utilisés : du bois de santal pour la tête et du bois de sycomore pour la base. Le Getty espère entreprendre une analyse moléculaire des bois, qui pourrait permettre de localiser l’endroit où les arbres ont poussé dans le Pacifique.
« DES DOUTES EXPRIMÉS PAR CERTAINS SPÉCIALISTES ET DES ARGUMENTS AURAIENT PU RÉFUTER L’ATTRIBUTION DÈS 1969 »
Dans sa conclusion, Anne Pingeot soutient que le fait que Gauguin ait reproduit la tête figurant sur l’une des photographies de Jules Agostini constitue « un acte créatif dans la mesure où il se les est appropriées ». Elle ajoute : « Tête avec cornes, répondant aux « innombrables besoins » de la psyché de Gauguin, est devenue sa propre œuvre. Est-il important qu’il n’en soit pas le premier auteur ? »
Pour le Getty, qui a désormais remisé la sculpture en réserves, ce dernier point a clairement son importance. Bien que l’œuvre représente une image profondément admirée par Gauguin, son prix aurait été très différent si elle avait été vendue comme la création d’un artiste anonyme. Le Getty ne divulgue pas les montants de ses acquisitions, mais des experts estiment que Tête avec cornes avait été achetée entre 3 et 5 millions de dollars – un prix record pour une sculpture de Gauguin à l’époque.