Prématurément décédé en 2018, à l’âge de 37 ans, Tanguy Eeckhout poursuivait alors des recherches pour son doctorat sur l’histoire des collections privées en Belgique après 1945, à l’université de Gand, tout en étant conservateur au Museum Dhondt-Dhaenens, à Deurle. L’ouvrage aujourd’hui publié, notamment sous la direction de son directeur de thèse, Steven Jacobs, révèle l’importance de ses recherches et sa parfaite connaissance du monde des collectionneurs en Belgique et de leur(s) histoire(s).
Des collectionneurs et des artistes
Fruit d’une abondante recherche, le livre Maisons d’art moderne. Private Collections in Belgium 1945-1980 relate l’histoire passionnante d’un certain nombre de collections privées belges dans la seconde moitié du XXe siècle. La première partie de l’ouvrage comprend deux textes de Tanguy Eeckhout : l’un, « Notes on Collecting Art », aborde les façons de collectionner l’art; l’autre est une brève histoire des collections d’art moderne en Belgique, séparée en deux sections. Après un chapitre dédié aux collections avant 1945, l’auteur s’attache au premier volet de son entreprise, « Collectionner la modernité. Le collectionneur comme générateur de culture (1945-1965) », qui traite de collections majoritairement belges et européennes. Le second volet s’intitule « À la recherche de l’innovation. Le collectionneur comme avant-gardiste (1960-1980) ». Cette génération voyage plus loin, s’ouvre au monde de l’art international (c’est-à-dire surtout américain) et ne se cantonne plus aux seuls médiums traditionnels que sont la peinture et la sculpture. Après la mort d’Eeckhout, les directeurs d’ouvrage ont écrit un chapitre conclusif.
La seconde partie du livre est consacrée à l’analyse de pas moins de seize collections, restituées dans leur contexte historique et sociétal. Celui-ci dépasse la relation entre le collectionneur, l’artiste et la galerie, pour s’intéresser, entre autres, aux rapports entre les collectionneurs eux-mêmes, aux contacts de plus en plus approfondis avec les institutions et à une certaine volonté d’ouverture au grand public, par la mise en place de fondations ou de lieux d’exposition privés. La rédaction de cette étude, basée sur les notes préliminaires d’Eeckhout, a été finalisée par les différents chercheurs associés à l’ouvrage.
Le champ d’investigation est large puisqu’il concerne tout le pays, les collections étudiées étant situées tant à Bruxelles qu’à Anvers, Knokke, Liège ou, bien sûr, Gand et la région de la Lys. Sont ainsi passées tour à tour en revue l’histoire et les caractéristiques des collections de Fernand Graindorge, Bertie et Gigi Urvater, Gustave Van Geluwe, Max Janlet, Bénédict et Alla Goldschmidt, Tony Herbert, Gustave Nellens, Maurits Naessens, Jules et Irma Dhondt-Dhaenens, Philippe Dotrement, Hubert et Marie-Thérèse Peeters, Hilda et Roger Matthys-Colle, Herman et Nicole Daled, Anton et Annick Herbert, Sylvio Perlstein, Charles et Jeanne Vandenhove. L’ensemble dessine un paysage des plus variés, qui a souvent fait dire que, si les Pays-Bas sont le pays des musées, la Belgique est celui des collections particulières.
la notion de « narrations expérientielles », fondée sur des choix précis, différencie une véritable collection d’un simple stockage d’œuvres.
La fréquence d’apparition des artistes, telle que recensée dans l’index du livre, dégage quelques lignes de force qui illustrent une histoire somme toute classique de l’art occidental contemporain. La première génération de collectionneurs s’est surtout focalisée sur les artistes belges et les figures françaises majeures, reflet de l’époque où Paris était encore considéré comme la capitale internationale des arts. Ainsi, de Jean Arp à Ossip Zadkine, de Georges Braque à Pablo Picasso, en passant par Marc Chagall, Salvador Dalí, Hans Hartung, Paul Klee, Fernand Léger, Henri Matisse, Joan Miró et Francis Picabia, pas moins d’une vingtaine de grands noms de la scène française moderne sont présents. Les expressionnistes flamands, Constant Permeke en tête, se taillent la part du lion parmi les artistes belges collectionnés par cette première génération, sans oublier les Ostendais Léon Spilliaert et James Ensor, les surréalistes René Magritte et Paul Delvaux. Pierre Alechinsky, Pol Bury et Marcel Broodthaers font, pour les artistes belges, le lien entre les deux générations de collectionneurs.
S’ouvrant largement à d’autres pays, la seconde génération s’intéresse en particulier au pop art américain : Christo, Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, Robert Rauschenberg, James Rosenquist, George Segal, Tom Wesselmann et Andy Warhol se comptent en nombre et en qualité dans toutes ces collections privées. Il en va de même pour des mouvements comme l’art conceptuel et le minimalisme (Carl Andre, Robert Barry, Hanne Darboven, Dan Flavin, Gilbert & George, Dan Graham, On Kawara, Sol Le Witt, Lawrence Weiner), sans oublier Mario Merz, Gerhard Richter, Cy Twombly ou Franz West. On y trouve également les artistes français proches de ces mouvements, soit les derniers avant-gardistes tels que Ben, Christian Boltanski, Daniel Buren, Niele Toroni et les Belges Jacques Charlier, Jan Vercruysse et Marthe Wéry – alors que Panamarenko est quasi absent de tous ces ensembles.
Ce que collectionner signifie
Dans son essai « Notes on Collecting Art », Tanguy Eeckhout s’attache à définir ce qui constitue l’identité d’une collection en s’appuyant sur la notion de « narrations expérientielles ». Fondée sur des choix précis, celle-ci différencie une véritable collection d’un simple stockage d’œuvres. Élaborer une collection peut répondre à plusieurs objectifs, dont la dimension psychologique n’est pas à sous-estimer.
Outre le goût personnel de chaque collectionneur, divers facteurs ajustent leur choix, comme le budget d’acquisition, la disponibilité des œuvres, les informations existantes ou leur capacité à voyager. Chaque collection grandit au fur et à mesure de l’évolution et des préoccupations de son détenteur. Tanguy Eeckhout explique que « le collectionneur crée un nouveau contexte dans lequel fonctionnent les œuvres qu’il a acquises. Ainsi, pour de nombreux collectionneurs, leur collection traduit leur point de vue sur ce que représente la création contemporaine. » Ce dont il tire la conclusion suivante : « Par leurs choix spécifiques, leur stratégie et leur engagement dans le monde de l’art, ceux-ci ont défini la perception de la production artistique de leur temps et ont donc influencé la réception de l’art [contemporain] en Belgique. »
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Tanguy Eeckhout, Maisons d’art moderne. Private Collections in Belgium 1945-1980, Steven Jacobs et Maarten Liefhooghe (dir.), Gand, MER. B&L, 2020, bilingue anglais-néerlandais, 272 pages, 39,90 euros.