Benedikt Taschen, âgé aujourd’hui de 59 ans, fondateur légendaire de la maison d’édition Taschen, a lancé son entreprise sur la table de la cuisine de ses parents à Cologne il y a plus de quatre décennies, avant de devenir l’un des noms de référence de l’édition d’art mondiale.
Fils de médecins et cadet de cinq enfants, garçon solitaire, fasciné par les bandes dessinées de Donald Duck, il a commencé à commander par correspondance des bandes dessinées à l’âge de 12 ans. Lorsque le premier guide des prix des bandes dessinées a été publié en Allemagne, en 1976, il « a pris conscience que d’autres collectionnaient ». « La plupart avaient 10, 15, 20 ans de plus que moi. La majorité d'entre eux collectionnaient car ils voulaient acheter les rêves perdus de leur enfance, explique-t-il. Une fois découvert cela, j’ai commencé à acheter des bandes dessinées qui ne m’intéressaient pas, mais que je savais que [les gens] collectionneraient. » Adolescent, Benedikt Taschen envoyait déjà par la poste des bandes dessinées à un réseau d’environ 200 personnes. « Il n’y avait ni cartes de crédit ni virements bancaires, se souvient-il. Le facteur nous apportait l’argent le matin .»
PENDANT LES QUATRE PREMIÈRES ANNÉES, IL A DÛ SE BATTRE POUR SURVIVRE
En 1980, la veille de son 19e anniversaire, Benedikt Taschen ouvre sa boutique de bandes dessinées à Cologne. De prime abord, il avait tout du jeune entrepreneur précoce. Mais, pendant les quatre premières années, il a dû se battre pour survivre. Il se souvient de longs voyages en voiture à travers l’Allemagne « à la recherche de vieux trésors », d’avoir assisté à de tristes conventions autour de la bande dessinée et de la déception après de longs trajets pour rendre visite à des collectionneurs dont les promesses de découvertes merveilleuses se résumaient à un grenier rempli de vieux papiers.
Les choses ont changé en 1984, lors d’un salon américain. Benedikt Taschen y découvre 40 000 livres sur l’artiste belge René Magritte. Avec de l’argent emprunté à sa tante, il achète la collection pour un dollar pièce, et se met à les revendre pour 9,99 Deutsche Marks (environ 6,60 dollars) l’unité. En quelques mois, il vend tout le stock.
Aujourd’hui, alors que Benedikt Taschen célèbre ses 40 ans dans l’édition, la société est gérée conjointement avec sa fille aînée, Marlene, et compte environ 200 employés, 13 librairies et des bureaux à Cologne, Londres, Paris, Los Angeles et Hongkong. Des milliers de livres ont été publiés et vendus, y compris l’ouvrage le plus cher de l’histoire, le célèbre Helmut Newton Sumo – ainsi appelé en raison de sa taille gigantesque. Après sa publication en 1999, dans un entretien au magazine Vanity Fair, Helmut Newton avait déclaré à propos de Benedikt Taschen : « Il y en a très peu comme lui. Ou plutôt il n’y en a aucun. C’est aussi, pourrais-je ajouter, un fou. » Ce commentaire de Newton est-il approprié ? « C’est certainement une affirmation correcte, répond Benedikt Taschen. Ma carrière a consisté à planter des graines. »
AUJOURD’HUI, LA SOCIÉTÉ COMPTE 200 EMPLOYÉS, 13 LIBRAIRIES ET DES BUREAUX À COLOGNE, LONDRES, PARIS, LOS ANGELES ET HONG KONG
L’éditeur a découvert les photographies d’Helmut Newton dans les années 1970, mais ce n’est qu’en 1985 qu’ils se sont rencontrés pour la première fois, lors d’un petit-déjeuner au Savoy Hotel à Berlin. « Je voulais lui présenter l’idée d’un grand livre sur ses nus. Il était très sympathique et m’a demandé des maquettes. À cette époque, nous disposions des pires techniques de production et d’aucun matériel. Nous ne savions pas comment nous y prendre. Quand nous avons imprimé ses photographies de nus, elles avaient l’air terribles. Je n’ai pas pu lui montrer, cela aurait mis un point final à notre relation», témoigne-t-il aujourd’hui.
Benedikt Taschen laisse cette idée de côté, mais les deux hommes restent en contact. Des années plus tard, l’éditeur se décide à revenir vers lui et réussit à convaincre le photographe de publier une forme « différente et nouvelle » d’édition d’art surdimensionnée. Mais, tout au long de la production de Sumo, Newton « est devenu vraiment anxieux, confie aujourd’hui Benedikt Taschen. Il m’a envoyé un fax qui disait: “J’ai toujours aimé mon travail. C’est la première fois que je souffre de dépression et je dois faire quelque chose pour y remédier ”. » Et de poursuivre: « Il avait 80 ans et était au sommet de sa carrière. Si un livre comme celui-ci n’avait pas été bien accueilli, il risquait bien plus que moi et avait bien plus à perdre également. Je lui serai reconnaissant toute ma vie, car cela a été difficile pour lui pendant un certain temps. Mais il était prêt à me faire confiance. »
L’EXEMPLAIRE NUMÉRO 1 DE « HELMUT NEWTON SUMO » A ÉTÉ VENDU AUX ENCHÈRES POUR 304 000 DOLLARS
L’ouvrage terminé comptait 460 pages, pesait 30 kg et était livré avec son propre support sur mesure, dessiné par le designer français Philippe Starck. L’exemplaire numéro 1 a été vendu aux enchères pour 304 000 dollars. Sumo a ensuite été imprimé dans une édition limitée de 10 000 exemplaires, au prix de 3 000 dollars chacun. Le livre a fait la une des journaux, mais a également suscité une certaine moquerie. Nombreux dans le monde de l’édition y ont vu une folie, un projet marqué par la vanité et un coup marketing ostentatoire. Et pourtant, le livre est aujourd’hui épuisé. Le prix d’un exemplaire de la première édition d’Helmut Newton Sumo s’élève de nos jours à plus de 5 000 dollars.
Plusieurs livres de format Sumo ont suivi, dont un dédié au boxeur poids lourd Mohamed Ali – livré avec une sculpture ou une estampe (selon l’édition) de l’artiste Jeff Koons – et un David Hockney, tiré à 1 000 exemplaires accompagnés d’une impression iPad et 9 000 autres signés par l’artiste. « Hockney est un géant. J’ai suivi son travail toute ma vie et je lui ai été présenté dans les années 1990 par Billy Wilder et Helmut Newton, explique Benedikt Taschen, selon qui David Hockney était au début réticent à faire un livre d’œuvres passées car il n’est « pas du tout nostalgique ». Mais une fois convaincu, l’artiste a passé « une année entière sur ce livre et n’a pas trouvé le temps de peindre ».
Sumo a peut-être fait la une des journaux, mais en parallèle, Benedikt Taschen poursuivait ce que l’on pourrait appeler une approche populaire de l’édition d’art. À renforts de grands tirages et de techniques de production à faible coût, Taschen a rapidement rempli les étagères des librairies et les tables basses des maisons, même en dehors des capitales culturelles. « C’est important pour moi de rendre les livres accessibles – géographiquement, en termes de prix – à des personnes qui n’y ont pas été exposées auparavant, revendique-t-il. Je pense que les livres plantent des graines, comme ils l’ont fait pour moi. »