Resté dans des réserves pendant près d’un demi-siècle, le contenu d’un musée colonial ouvert par Benito Mussolini pour vanter les prouesses impériales de l’Italie sera dévoilé à la fin de l’année 2021 dans un nouvel accrochage dans le quartier EUR, à Rome, lequel avait été conçu par le dictateur comme une vitrine architecturale à la gloire du fascisme. Des chercheurs spécialistes des questions postcoloniales voient dans ce projet une initiative « déroutante », « préoccupante » et « raciste ». Ses thuriféraires affirment, au contraire, que grâce à cette présentation les Italiens pourront enfin regarder en face un passé colonial ignominieux.
Le nouveau musée proposera de combiner deux héritages culturels du « Duce »: le Museo Coloniale, ouvert en 1923, et EUR, un complexe néoclassique destiné à accueillir une Exposition universelle qui n’a jamais eu lieu. La collection de 12 000 pièces du musée colonial, comprenant des trophées de guerre et des moulages anthropologiques en plâtre de personnes africaines, a été mise en réserve en 1971. Elle a été transférée en 2010 au Museo Pigorini à EUR, l’une des quatre institutions qui forme depuis 2016 le Museo delle Civiltà. Dans le cadre d’un aménagement financé par l’État italien à hauteur de 10 millions d’euros, un ancien espace de bureaux de 750 mètres carrés sera transformé en Museo Italo Africano « Ilaria Alpi », du nom d’une journaliste italienne tuée en Somalie en 1994.
LA RECONSTITUTION EN CATIMINI DU MUSEO ITALO AFRICANO SUSCITE UN MALAISE
Le musée abordera de manière critique les liens historiques entre l’Italie et les pays africains en mettant l’accent sur la violence coloniale, l’idéologie impériale et les pratiques visant à soumettre les Africains, déclare Rosa Anna Di Lella, l’une des conservatrices. Des sections thématiques proposeront des représentations artistiques des territoires coloniaux italiens, des objets africains, des évocations d’explorateurs italiens, du commerce et – ce qui suscite la controverse – de l’art de la Rome antique. Le musée pourrait accueillir des artistes africains en résidence et des expositions temporaires financées par des organismes publics, par exemple l’Union européenne, explique Rosa Anna Di Lella.
Dans un contexte d’intensification des appels aux musées à « décoloniser » à la suite des manifestations contre le racisme un peu partout dans le monde, la reconstitution en catimini du Museo Italo Africano suscite déjà un malaise. « Utiliser des mots comme “décoloniser” s’agissant d’une institution avec ce type de pedigree – surtout quand on considère la blancheur du personnel et le manque de politique d’égalité des chances – est hypocrite », s’indigne l’artiste et chercheuse Alessandra Ferrini, dont la pratique se concentre sur les politiques raciales italiennes. Elle s’inquiète de l’absence de lettre d’intention détaillant la mission, les méthodes de travail et l’éthique du nouveau musée. Dans une autre interview, Lucrezia Cippitelli, maître de conférences en théorie postcoloniale à l’Académie des beaux-arts de Brera, à Milan, a critiqué la direction du musée, selon elle « arrogante » et « paroissiale ».
Pour Igiaba Scego, écrivaine italienne d’origine somalienne invitée à prendre la parole lors d’une présentation du nouvel accrochage en mai, il est temps pour l’Italie de se confronter à son histoire coloniale. Entre 1882 et 1911, le Royaume d’Italie a commis d’atroces crimes de guerre lors des conquêtes de l’Érythrée, de la Somalie et de la Libye. Mussolini a utilisé des armes chimiques en Éthiopie en 1935 et 1936. « Les Italiens pensent souvent que les colonies étaient une bonne chose. Le problème est que cette partie de l’histoire n’est pas enseignée dans les écoles, regrette Igiaba Scego. Les spécialistes doivent comprendre que si vous voulez progresser, les gens doivent aujourd’hui pouvoir voir ces objets. »
Rosa Anna Di Lella pense que le mouvement Black Lives Matter a rendu la mission du musée d’autant plus urgente et a contribué à rendre « beaucoup plus claire l’idée des groupes que nous aimerions consulter ». Elle prévoit que les organisations de la diaspora, les universitaires spécialistes des questions postcoloniales et des anciennes colonies pourraient donner des conseils sur la présentation d’objets « sensibles », tels que les lunettes et le portefeuille d’Omar Al-Mokhtar, un leader de la résistance libyenne. La Libye a officiellement demandé le retour des biens d’Al-Mokhtar dans les années 1950, après son indépendance.
Interrogée sur les demandes de restitution potentielle des pays africains après l’ouverture du Museo Italo Africano, Rosa Anna Di Lella a répondu : « Si la Libye, par exemple, élisait un gouvernement reconnu et qu’il nous contactait, nous en discuterions. » Reste que, faute de ressources suffisantes, les deux membres du personnel en charge du projet ont été surchargés, admet-elle. Occupés à cataloguer la collection, ils n’ont pas encore engagé de dialogues avec ces partenaires. Le musée a opté pour une structure modulaire « dynamique » afin que la présentation permanente puisse être revue au fil des échanges. En attendant, toujours selon Rosa Anna Di Lella, la collection est accessible aux chercheurs externes sur demande et un document d’orientation sera publié afin de garantir la transparence.
LE FAIT DE NE PAS RÉFLÉCHIR SUR LE LIEN ENTRE LE BÂTIMENT FASCISTE ET LES ŒUVRES PRÉSENTÉES À L’INTÉRIEUR EST TRÈS INQUIÉTANT
Selon Alessandra Ferrini, un défaut évident d’expertise a entraîné des décisions curatoriales maladroites. « Pourquoi inclure des objets relatifs à la Rome antique ? demande-t-elle. Considèrent-ils l’Italie coloniale comme l’héritière de l’Empire, comme le prétendait la propagande coloniale et fasciste ? Impliquent-ils ce lien ? Je pense que commencer par l’unification de l’Italie en 1861 aurait plus de sens pour se concentrer sur l’histoire coloniale. De même, le fait de ne pas réfléchir sur le lien entre le bâtiment fasciste et les œuvres présentées à l’intérieur est très inquiétant. »
La gestion du musée n’est pas non plus entièrement transparente, affirme Lucrezia Cippitelli. En juin, affirme-t-elle, l’artiste congolais Sammy Baloji et elle se sont vus refuser l’accès aux tissus des XVIe et XVIIe siècles du Congo présents dans la collection du Museo delle Civiltà, après que leur demande de recherche a été rejetée par le directeur, Filippo Maria Gambari [décédé le 19 novembre 2020 des suites du Covid-19]. « Le directeur nous a dit lors d’une réunion : “Je décide qui peut ou non entrer dans le musée”. Ce genre d’attitude paternaliste et, franchement, raciste, montre une énorme ignorance et une culture provinciale », déplore-t-elle. Dans un communiqué, le musée a précisé qu’il avait autorisé Sammy Baloji à étudier les documents en février – bien qu’un rendez-vous en mars ait été annulé en raison du confinement national en l’Italie – et qu’en juin, le personnel de l’institution a réitéré son désir de travailler avec le photographe. Après son décès, le directeur du Museo delle Civiltà a été salué par le ministre italien de la Culture Dario Franceschini comme « un savant raffiné et un excellent directeur [de musée] ».
LES ITALIENS COMMENCENT À APPRENDRE COMMENT LES COLONIES FONCTIONNAIENT
Si Lucrezia Cippitelli estime que le soutien du musée à Black Lives Matter est superficiel, Igiaba Scego considère, elle, que le mouvement présente une opportunité. Bien qu’elle reconnaisse que son impact en Italie a été relativement modéré, elle voit dans la dégradation à Milan en juin d’une statue d’Indro Montanelli – un journaliste italien qui avait acheté une épouse érythréenne de 12 ans dans les années 1930 – le signe d’un « début de réveil ». « Les Italiens commencent à apprendre comment les colonies fonctionnaient, conclut-elle. Il est de notre responsabilité d’aider à rendre cela possible ».