Il faut imaginer des alignements de peintures et de dessins recouverts de toiles blanches, des œuvres en sommeil dans la demi-pénombre d’un musée d’Orsay vidé de ses visiteurs. « Une atmosphère fantomatique », décrit Leïla Jarbouai, conservatrice des arts graphiques et co-commissaire des deux expositions consacrées à Léon Spilliaert et à Aubrey Beardsley. Stoppées net par la décision du gouvernement, fin octobre, de confiner une nouvelle fois la France et ses musées, ces manifestations ne seront pas prolongées au-delà du 10 janvier 2021. « C’est une période anxiogène pour tout le monde, explique Leïla Jarbouai. Nous continuons à travailler notamment sur des projets d’acquisitions, le récolement des œuvres, l’amélioration des bases de données, et sur nos futures expositions. Nous préparons un projet hors les murs sur le rêve et l’imaginaire qui sera présenté au Palais Lumière à Évian, et une grande rétrospective consacrée à Rosa Bonheur, en partenariat avec le musée des beaux-arts de Bordeaux ». Ces expositions sont condamnées à rester encore dans le flou, alors que d’éventuelles fermetures à répétition ne sont pas à exclure. Les musées sont forcés d’avancer à tâtons et de repenser sans cesse leurs temporalités au rythme des reports, des prolongations, voire des annulations.
Cette incertitude n’empêche pas les équipes des musées de s’activer en coulisses et de peaufiner leurs projets, dans le contexte d’un confinement moins restrictif que le premier. « Les équipes du musée ne sont pas désœuvrées du tout. Au contraire, il y a une véritable effervescence en coulisse », confirme Sophie Barthélémy depuis Bordeaux. La directrice du musée des beaux-arts attend avec impatience l’inauguration de l’exposition « British Stories », dont l’ouverture, d’abord prévue le 12 novembre, a été décalée par ce nouveau confinement. L’accrochage mettra en regard les collections d’art britannique du musée et huit toiles prêtées par le musée du Louvre, partenaire de cette saison « British ». « Les œuvres prêtées par le Louvre ont heureusement pu être acheminées juste à temps pour arriver à Bordeaux. Nous avons travaillé dans un climat très détendu pour l’accrochage, qui est presque finalisé », explique Sophie Barthélémy. Dans la même ville, au CAPC, l’activité s’organise autour du montage de l’exposition « Le Tour du jour en quatre-vingts mondes », qui proposera une relecture des collections du musée d’art contemporain. « Permanente », un accrochage consacré à Caroline Achaintre, est aussi en préparation. « Sur cinquante-cinq agents, la moitié est sur place pour monter ces deux expositions, explique Sandra Patron, directrice du CAPC. Ce sont des activités qui nous sauvent psychologiquement, qui nous permettent de faire en sorte d’être prêt dès que le musée pourra rouvrir ses portes. »
Le confinement serait ainsi galvanisant malgré tout ? Cette période de latence permet d’avancer sur des chantiers qui auraient évolué moins vite en présence des visiteurs. C’est le constat de Pantxika De Paepe, directrice du musée Unterlinden de Colmar, qui vit au rythme de la restauration du Retable d’Issenheim, chef-d’œuvre de Matthias Grünewald conservé par l’institution alsacienne. « L’absence de visiteurs permet aux restaurateurs d’avoir tout l’espace pour eux et d’agir plus vite, avec une concentration maximale », assure-t-elle. Dans les salles du musée, les travaux de peinture et de nettoyage réalisés entre chaque montage et démontage d’expositions peuvent également se dérouler en continu, et plus seulement pendant les jours de fermeture.
L’ABSENCE DE VISITEURS PERMET AUX RESTAURATEURS D’AVOIR TOUT L’ESPACE POUR EUX ET D’AGIR PLUS VITE
Du côté du musée des beaux-arts de Bordeaux, ce sont les médiateurs et les médiatrices qui disposent désormais du temps nécessaire pour écrire les contenus d’un audioguide sur les collections, améliorer les cartels, expérimenter de nouvelles formes de médiation… « Tout un travail de fond que nous avons moins le temps de faire en période normale, souligne Sophie Barthélémy. Nous avons également développé l’idée d’une médiation hors les murs dans les écoles, pour garder le lien avec le jeune public. C’est un nouveau type d’actions qui va être pérennisé ».
Dans ce temps suspendu, la projection dans un avenir plus ou moins proche occupe en effet les équipes, amenées à multiplier les nouvelles expériences. « Nous réfléchissons à la manière de concevoir des parcours plus inclusifs, à changer notre discours pour inviter les spectateurs à se sentir plus concernés. Nous travaillons notamment sur un parcours sur le thème de l’amour, avec des accroches très personnelles pour parler d’une manière différente des œuvres », confie Pantxika De Paepe, qui prête par ailleurs sa voix à un podcast en cinq épisodes sur le Retable d’Issenheim, préparé pendant le premier confinement pour « proposer une autre approche de l’œuvre ».
CE CONFINEMENT OBLIGE À ÊTRE DANS L’EXPÉRIMENTATION
Pour Sandra Patron, «ce confinement oblige à être dansl’expérimentation». À Bordeaux, le CAPC prépare son programme de résidence baptisé «Les Furtifs», dont la forme, le temps et l’espace dépendront des différentes initiatives des artistes. Le musée soigne aussi ses projets numériques et a lancé ce mois-ci une web-série qui montre les coulisses du montage de l’exposition «Le Tour du jour en quatre-vingts mondes», avec des focus sur des œuvres de Mario Merz, Mariana Castillo Deball, Sol LeWitt ou encore Harun Farocki. «Le volet numérique ne remplacera jamais la présence de l’art en direct, mais constitue des compléments qui peuvent augmenter cette expérience directe essentielle, et qui vont perdurer», précise Sandra Patron.
Omniprésents depuis la première fermeture forcée des musées et des espaces d’exposition au printemps, les outils numériques permettent de mettre en avant les coulisses des institutions, invisibles en temps d’ouverture aux visiteurs et désormais propulsés sur le devant de la scène. Le musée d’art contemporain de Lyon partage ainsi régulièrement sur ses réseaux son « Journal d’un musée confiné », qui donne accès à « ce qui continue sur place […], ce que vous ne voyez pas d’habitude ». Le Domaine de Chantilly a adopté la même stratégie : chaque samedi, ses pages Facebook, Instagram et Twitter proposent un éclairage sur la vie et les coulisses du domaine. « Des restaurations à l’entretien des espaces, nos métiers et nos talents n’auront plus de secret pour vous ! », promet l’institution. À Bordeaux, le CAPC réfléchit à la manière de convertir au numérique son workshop autour de l’installation de Samara Scott, animé par des étudiants du Dirty Art Department du Sandberg Instituut d’Amsterdam et ceux de l’école des beaux-arts de Bordeaux. Prévue du 7 au 13 décembre, la tenue de cette semaine expérimentale est encore suspendue aux décisions du gouvernement de rouvrir ou non les lieux culturels. Après les annonces d’Emmanuel Macron, les musées semblent voir enfin le bout du tunnel avec une réouverture probable le 15 décembre.