C’est un parcours singulier dans l’œuvre de Francis Picabia que propose Aurélie Verdier, conservatrice spécialiste des avant-gardes au Centre Pompidou (Paris), dans Aujourd’hui pense à moi. Francis Picabia, Ego, Image. Singulier d’abord parce qu’elle se penche sur les écrits de l’artiste, parus pour beaucoup dans la presse, le plus souvent polémiques, dans la période qui la concerne plus particulièrement (entre 1915 et 1923), et dont elle montre que, si l’on a pu y trouver une grille d’analyse pour l’œuvre, ils fonctionnent bien davantage comme des écrans ou des paravents.
En mettant en parallèle la perte de l’aura et la perte du moi, l’historienne d’art ouvre autant de pistes stimulantes pour des lectures renouvelées de la modernité et de l’abstraction.
Singulier aussi parce que, prenant l’ego, le moi, non seulement comme thématique, mais encore comme instrument d’analyse, l’auteure ne se livre pas à une lecture biographique de l’œuvre. De même que, tout en recourant aux concepts freudiens ou, plus largement, psychanalytiques, et à l’usage qu’en ont fait des théoriciens tel Jean Starobinski, elle n’entend pas pour autant exposer un décryptage de la psyché de l’artiste.
Singulier enfin parce qu’elle se concentre sur la période dada de Picabia, non pour la constituer en rupture par rapport aux autres, mais pour démontrer que s’y manifestent des mécanismes semblables et ainsi « tenter de sortir du schéma binaire d’un récit historique qui réduit souvent l’artiste à une figure de l’avant-garde ayant adopté par la suite des positions réactionnaires » (p. 308). Pour ce faire, elle revient sur les portraits mécanomorphes et l’usage des taches, sur le rapport à la photographie et à la signature, mais elle réinterroge aussi les relations entre Francis Picabia et Marcel Duchamp et celles, moins évidentes, quoique plus significatives, qu’il entretenait avec Pablo Picasso.
La « forme du moi »
Aurélie Verdier institue la figure du cercle comme emblématique de Picabia et de Dada, « entités circulaires, offrant à l’esprit de nationalisme qui régnait durant la guerre l’idée d’un “centre partout” et d’une “circonférence nulle part” » (p. 192). Car le contexte historique est omniprésent dans l’étude, explicitement ou non, et les développements que l’auteure consacre au deuil et à la perte, en lien avec la mélancolie, s’entendent particulièrement bien dans la première moitié du XXe siècle, entre l’Europe et le continent américain. À la mélancolie, elle associe l’oscillation comme trait dominant la persona de Picabia : entre un art personnalisé à l’extrême et un sujet évidé, entre la permanence et le changement, entre la vérité et la falsification, le réemploi constant et la condamnation de tels procédés.
En mettant en parallèle la perte de l’aura et la perte du moi, mais aussi la « forme du moi » et la « forme sans contenu », l’historienne d’art ouvre autant de pistes stimulantes pour des lectures renouvelées de la modernité et de l’abstraction.
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Aurélie Verdier, Aujourd’hui pense à moi. Francis Picabia, Ego, Image, Dijon, Les presses du réel, collection « Œuvres en sociétés », 2020, 400 pages, 32 euros.