En prologue, une petite photographie montre l’arrière d’un camion qui transporte une structure blanche. On dirait une œuvre de Thomas Houseago. Mais c’est une vue, datée de 1979, d’un terrain vague qu’il traversait à Leeds, en Angleterre, quand il était enfant. Le photographe, Peter Mitchell, est peu connu. « Nous voulions exprimer l’idée que, d’où que l’on vienne, on peut faire mieux », raconte Caroline Bourgeois, conservatrice auprès de la Pinault Collection. Elle connaît Thomas Houseago et Muna El Fituri depuis une dizaine d’années, et l’exposition est le reflet de leurs conversations depuis lors. Son titre paradoxal, « Untitled », résonne comme un antimanifeste. L’exposition traduit simplement leurs engagements et leurs quotidiens respectifs, en particulier dans la région de Los Angeles, où vivent Thomas Houseago et Muna El Fituri. Leur parti pris : donner à ce lieu minéral qu’est la Punta della Dogana une atmosphère plus intime que ce que l’on en perçoit habituellement, avec, en guise de bancs, des chaises en cuir un peu usées, comme dans une maison, un tapis au lieu d’un socle et, surtout, une sélection très personnelle d’œuvres qui dia-loguent entre elles, de même que les habitants de cet espace. À plusieurs reprises déjà, la Pinault Collection a invité des artistes, comme Philippe Parreno ou Danh Vo, à s’engager dans ses grandes expositions dont le point de départ est de montrer la collection sous des angles renouvelés.
Des œuvres intimes pour une relecture de l’histoire de l’art
Au cœur du bâtiment de Tadao Ando, dans une salle que l’on appelle « le cube » et qui constitue en général le cœur battant des expositions, ils ont installé le Cast Studio de Thomas Houseago, une scène en tuf malléable qui est restée dans son atelier pendant trois mois, avec laquelle l’artiste et ses proches ont vécu, dans laquelle ils se sont roulés, ont sauté, couru, dormi peut-être. Terrain de jeu monumental, c’est aussi une image de la création, que Muna El Fituri a documentée par des photographies et un film. Cette étonnante installation a auparavant été montrée dans la rétrospective que le musée d’Art moderne de Paris a consacrée à Thomas Houseago en 2019. Quelques autres œuvres de lui ponctuent le parcours vénitien et accompagnent le visiteur : la grande sculpture Beautiful Boy, squelette d’homme en métal et en plâtre qui ouvre l’exposition; le Hibou perché à la pointe de la douane et que l’on voit surtout de l’extérieur; et, en dernier lieu, l’imposant mur réalisé par Thomas Houseago au moment de l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche, en référence au mur alors en construction à la frontière mexicaine.
Au fil des salles, peu d’œuvres célèbres, à l’exception d’une sculpture d’Auguste Rodin et de la vaste installation Roxys (1960-1961) d’Edward Kienholz, jalon majeur dans l’histoire de l’art. C’est une manière d’inviter les visiteurs à se faire leur propre idée des objets exposés, et cela fonctionne à merveille. On revoit des artistes historiques à travers des œuvres intimes, comme le très bel ensemble de petites sculptures d’Eduardo Chillida ou les dessins faits dans le métro londonien par Henry Moore pendant la Seconde Guerre mondiale (qui sont rarement montrés, mais que l’on a pu voir au Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la culture à Landerneau, en 2018).
On fait de nombreuses découvertes, entre autres : les petites peintures autobiographiques de Ser Serpas, parmi les plus jeunes artistes de l’exposition; les dessins de Garry Barker, qui disent avec des accents fantastiques le monde étrange que nous traversons; une grande fresque brodée d’Alice Kettle, Loukanikos the Dog and the Cat’s Cradle. Les générations se mêlent, des jeunes comme Daniel Steegmann Mangrané, dont la vidéo Phasmides fait se confondre monde animal et monde végétal, aux plus anciens, souvent des artistes trop rarement exposés en France, notamment Lee Bontecou, figure de la scène new-yorkaise née en1931. Un de ses fabuleux reliefs aux formes organiques, à la fois sculpture et peinture, dialogue avec Two Boys, un relief de Charles Ray, dont on sait qu’il a été fortement marqué par l’œuvre de cette femme. Le choix de certaines pièces invite à relire des mouvements majeurs de l’histoire de l’art : ainsi de Sin Titulo de Teresa Burga, un lit sur lequel est peinte une femme allongée et nue, comme clouée là, formellement proche du pop art, mais plus sombre encore (l’œuvre date de 1967) – la Tate Modern, à Londres, prépare depuis peu une rétrospective de son travail.
Les afro-américains à l'honneur
De nombreuses femmes sont représentées dans l’exposition. Certaines semblent même avoir un rôle de vigie, comme Valie Export, dont la célèbre photographie Aktionshose : Genitalpanik (1969) revient à plusieurs reprises au fil du parcours. Un magnifique hommage est rendu à Betye Saar, artiste afro-américaine de 93 ans qui a récemment bénéficié de deux expositions, au Museum of Modern Art (NewYork) et au Lacma (Los Angeles). L’ensemble d’œuvres montré à la Punta della Dogana, d’époques et de formats variés, fait l’effet d’une mini rétrospective donnant une idée de la diversité et de la richesse de ses recherches. Ses autels oniriques composés de minuscules objets glanés ici et là sont autant de réflexions sur le temps et les esprits. Ils ont la poésie des boîtes de Joseph Cornell, qu’elle a observées en son temps. Sa sculpture Red Ascension (2011), toute en jeux d’ombres, est aussi touchante que politiquement engagée sur les sources de l’esclavage.
Leur parti pris: donner à ce lieu minéral qu’est la Punta della Dogana une atmosphère plus intime que ce que l’on en perçoit habituellement, avec une sélection très personnelle d’œuvres.
Une certaine scène artistique afro-américaine de Californie est particulièrement mise en avant dans l’exposition. Elle correspond aux cercles d’amitié de Thomas Houseago et Muna El Fituri. Caroline Bourgeois raconte volontiers qu’elle a très tôt remarqué la sensibilité de Thomas Houseago à cet univers. Le travail de plusieurs espaces d’exposition indépendants, par lesquels ces artistes sont passés au cours des cinq ou six dernières années, apparaît au fil de la visite. Parmi ceux-là, The Underground Museum, créé en 2015 à Los Angeles, est l’un des hauts lieux de cette scène.
Une vingtaine de chapitres successifs entremêlent des thèmes comme le sexe, les hésitations en peinture, la mort, les formes élémentaires, l’engagement en politique, le travail ou les utopies. Les moments de grâce sont nombreux. Quelques salles résonnent des accents de la bouleversante vidéo d’ArthurJafa Love is the Message, the Message is Death (2016) sur la communauté afro-américaine. En guise d’épilogue, le film Crossroads (1976) de Bruce Conner montre la formation d’un champignon nucléaire occasionné par des essais en 1946, spectacle d’une beauté saisissante et de l’horreur absolue, qui trouve un écho terrifiant dans le monde contemporain.
--
« Untitled, 2020. Trois regards sur l’art d’aujourd’hui », 11 juillet - 13 décembre 2020, Punta della Dogana – Palazzo Grassi, San Samuele 3231, 30124 Venise, Italie.