Est-ce le musée d’Orsay ou le repère d’un paléontologue un peu dingue ? À nouveau accessible depuis la réouverture de l’institution fin juin, l’exposition consacrée à Léopold Chauveau (1870-1940) transforme l’une des salles de l’ancienne gare en ménagerie chimérique. Chouettes-araignées, babouins-grenouilles, têtards préhistoriques… Des créatures insolites aux formes molles s’alignent dans les vitrines le long des quatre murs pour raconter l’évolution de cet artiste autodidacte méconnu. Sous forme de sculptures ou de dessins, elles implorent les visiteurs avec leurs grands yeux tristes ou les toisent comme des gargouilles du haut des cimaises. Au centre de ce cabinet d’histoire naturelle imaginaire, un grand arbre où s’accrochent des yeux en forme de larmes donne à la scénographie inventive, signée Martin Michel, des allures d’aire de jeux. Un espace a d’ailleurs été spécialement aménagé pour les enfants, public attendu de ce créateur prolifique, à la fois sculpteur, illustrateur et auteur de livres pour la jeunesse.
Trois donations successives de son petit-fils – 526 dessins et 48 sculptures au total – ont permis au musée d’Orsay de mettre en lumière cette faune hybride, reflet des contradictions de Léopold Chauveau. Chirurgien par la volonté d’un père physiologue, il détestait son métier. Dès 1905, ce médecin malgré lui commence à sculpter le bois en amateur, sous l’influence de son meilleur ami, le peintre et sculpteur nabi Georges Lacombe. Il a 50 ans quand il décide enfin de se consacrer à ses passions : dessiner et sculpter des monstres. « L’âme du monstre sort de la terre, et ses formes caressent mes doigts. Il prend vie de moi, malgré moi, comme une pensée. Et soudain il me regarde. Alors j’oublie tristesses et misères », écrit-il.
SES CONTES DÉROULENT DES INTRIGUES DÉPOURVUES DE MORALE
Pour créer ces compagnons contre toute attente apaisants, Léopold Chauveau emprunte à l’art gothique, au symbolisme, au folklore, à l’estampe japonaise, tout en échappant à la facilité du pastiche. Illustrés par des dessins synthétiques aux traits à la fois souples et incisifs, ses contes déroulent des intrigues dépourvues de morale, dans lesquelles les personnages meurent souvent en cours de route. Les commissaires Ophélie Ferlier-Bouat et Leïla Jarbouai ont choisi de souligner cette modernité en rapprochant, à la fin du parcours, l’œuvre de Chauveau du travail d’illustrateurs et d’artistes contemporains : Claude Ponti, Grégoire Solotareff, Anthony Browne, Dorothée de Monfreid… « Aucun académisme dans le trait, une lisibilité parfaite et une bizarrerie persistante, voilà les qualités qui permettent au dessin de Chauveau de nous mettre en relation directe avec l’inconscient », explique cette dernière. « J’ai longtemps cherché Chauveau, le chaînon manquant entre Jérôme Bosch et Pokémon », évoque quant à lui le vidéaste Bertrand Dezoteux.
Le dessinateur Roland Topor admire chez l’artiste cet humour noir qu’ils partagent. Antimilitariste engagé, marqué par la violence de la Grande Guerre et la perte de deux fils, Léopold Chauveau porte un regard caustique sur son temps, une dimension plus sombre évoquée en fin d’exposition de façon malheureusement trop succincte. De plus en plus pessimiste, en manque d’inspiration, l’artiste a pourtant continué à dessiner ses très colorés Paysages monstrueux jusqu’à sa mort en 1940, en plein conflit mondial.
« Au pays des monstres, Léopold Chauveau », prolongé jusqu’au 13 septembre, réservation obligatoire, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris, www.musee-orsay.fr