La commande était simple, classique même : elle consistait pour lui à écrire un court texte sur une œuvre d’art de son choix. Pas exclusivement critique, ni théorique ou historique, non. L’idée était d’y faire entendre une sensibilité littéraire au travail à même une esthétique plastique, quelle qu’elle soit.
C’était le printemps. Ciel bleu parisien, fins nuages ensoleillés, gris des pigeons sur le pavé. Et puis le rouge, le vert, le jaune et le bleu vifs, arrondis et rectilignes à la fois, du Centre Pompidou vers lequel il se dirigeait, déjà légèrement pris dans ses pensées, comme vers un gigantesque reflet du sujet qu’il avait finalement décidé de traiter. Mais à quoi pourrait bien ressembler ce voyage d’étude ethnographique chez d’autres méthodes, d’autres outils, d’autres obsessions aussi, d’autres tête-à-queue ? Observation ? Introspection ? Confrontation ? Captation ?
C’était là l’une des plus complètes expositions de l’artiste depuis une bonne dizaine d’années. Si faste, en réalité, qu’elle tournait entre trois villes depuis plusieurs mois, Londres et Berlin venant s’ajouter à Paris, un peu à la manière de ces blockbusters de l’industrie culturelle souvent raillés pour leur folie des grandeurs ou leur façon d’occulter d’autres propositions, plus inhabituelles ou modestes dans leurs moyens. Mais toute cette réalité n’était pas son problème aujourd’hui.
« Alors voyons voir… La Guerre froide, Le Mur, Le poids de l’histoire politique et culturelle, L’alternance figuration/abstraction, L’année 1988, Quelques repères biographiques, Bibliographie indicative…» Le dépliant était très complet. Trop sans doute. « Essayons encore… » se dit-il pour s’orienter. « Photos-peintures dans les sixties, puis un “certain type d’abstraction” dans les seventies, “où coexistent des grilles colorées, une abstraction gestuelle, des monochromes”… Puis retour à une relative figuration via plusieurs genres et motifs historiques, tels portraits, paysages, personnages, ciels, marines… Mais au même moment, ou presque, “poursuite de l’expérimentation formelle pure où gestes et géométries se déconstruisent, se conjuguent les uns les autres via une palette acide”. Et depuis 2000, sculptures en verre “en un face-à-face avec Duchamp”… » Toute cette exhaustivité rétrospective, ça alourdissait les choses. Il tenta son téléphone pour quelque chose de plus light. En Wiki, ça donnait 1./ Biographie 2./ Cote 3./ Citations 4./ Œuvre 4.1/ Expositions (sélection) 4.2/ Publications 4.3/ Films 5./ Notes et références 6./ Voir aussi 6.1/ Bibliographie 6.1.1/ Ouvrages 6.1.2/ Articles 6.2/ Articles connexes 6.3/ Liens externes. Avec le pouce comme ça, on voyait l’Académie des beaux-arts de Dresde à sa seconde candidature… Pollock, Fontana, le passage à l’Ouest, Düsseldorf… professeur dans plusieurs écoles d’art… Halifax… le Junger Western Art Prize en 1967, le Arnold Bode à Cassel en 1981, le Kokoschka en 1985, le Wolf en 1995… « Bon… » Son premier mariage, sa fille Betty, deuxième mariage, son fils Théo… « D’accord mais… » 320.000 dollars, 34.200.000 dollars, 37.100.000 dollars… « Bon, on oublie… » Il remit son téléphone dans la poche de son veston. « Reprenons. Par où on commence ? »
Il choisit d’y aller progressivement, chronologiquement pour tout dire. Et plus il cheminait, plus ses réflexions s’amoncelaient dans sa tête face aux cimaises. Et beaucoup lui restaient dans les yeux.
Betty, 1977, huile sur toile, 30 × 40 cm, Annonciation d’après Le Titien, 1973, huile sur toile, 125 × 200 cm. Chaise de profil, 1965, huile sur toile, 90 × 70 cm. Huit gris, 2002, verre émaillé gris et acier, 500 × 270 × 50 cm. Miroir, 1981, miroir, 225 × 318 cm. 4 Panneaux de verre, 1967, verre et métal, 190 × 100 cm. Ema (Nu sur un escalier), 1966, huile sur toile, 200 × 130 cm. Glenn, 1983, huile sur toile, 190 × 500 cm. Cage 3, 2006, huile sur toile, 290 × 290 cm. Rouleau de papier toilette, 1965, huile sur toile, 55 × 40 cm. Escadrille de Mustangs, 1964, huile sur toile, 88 × 150 cm. Nuages, 1970, huile sur toile, 200 × 300 × 4 cm. 1024 Couleurs, 1973, émail sur toile, 254 × 478 cm. Betty, 1988, huile sur toile, 102 × 72 cm. Portrait de jeunesse, 1988, huile sur toile, 67 × 62 cm…
La diversité des moyens, l’amplitude du propos et l’audace de l’entreprise se prenaient en pleine rétine. Qui plus est, le lieu assumait progressivement toute sa part du choc oculaire suscité par ses œuvres. En pénétrant dans une grande salle de 10 mètres sous plafond, tout en blanc, et en se tenant à son extrémité, il réalisa comment l’exposition apparaissait à la fois physiquement et reflétée en anamorphose sur Huitgris (2002, verre émaillé gris et acier, 500 × 270 × 50 cm) fixés contre deux murs en angle droit. 3 + 5. Plus une douzaine de corps, verticaux eux aussi, en semi-horizon, de profil, près des œuvres à s’y observer, ou de face bien centrés, à faire une pause, ou tournés vers le blanc du troisième mur, quelques enfants et des ados bien droits près de leurs parents. La chorégraphie des figurants-témoins, des acteurs, des coréalisateurs en vérité, se déplaçait ainsi au rythme des écoulements de visiteurs à travers l’organisme muséographique et la multitude de regards qu’il sécrétait. L’exposition se peignait elle-même en post/ moderniste via sa scénographie et la scissiparité de ses œuvres réverbérant la morphologie des corps regardant: bras croisés sur la poitrine, une jambe légèrement fléchie comme ça, visage muet, ou alors en moins circonspects, plus joueurs, ça donnait un bras tendu vers le miroir, le pointant du doigt, des selfies même, ou encore des mains croisées sur le bas des reins, décontracté, nez levés vers les cartels.
« Mais alors, ça a l’air de tourner en rond aussi », ne pouvait-il s’empêcher de se faire remarquer en déambulant un peu au hasard, autour de la grande cimaise en diagonale articulant tout l’espace de l’expo par les détours auxquels elle contraignait. « Ou de fétichiser carrément, quand il peint à partir de photos qu’il a prises de détails de sa palette ou dans ses tableaux les plus abstraits… Y aurait comme un aller-retour là, une ellipse, qu’est pas claire… Une sorte de ruban de Möbius à l’intérieur de son geste, via la peinture… Il cherche quelque chose, c’est évident. Il pousse, tâtonne ou renifle un truc, on dirait… Mais quoi ? »
Arrivé à la dernière salle, la numéro 10, face aux Strips des années 2010, ces tirages numériques de scans divisant en très fines bandes chromatiques les toiles abstraites des nineties faites à base de couches de pigments appliquées au racloir, il ne put s’empêcher d’admirer la ténacité du peintre, sa persévérance, sa pugnacité aussi. Comme s’il avait passé son temps à surnager à la surface de la figurativité, comme sur une ligne de crête, de flottaison, prise en homonyme d’un « sens » élusif. Que cela lui avait demandé un énorme effort – mais fourni un énorme élan aussi – à chaque fois qu’il avait plongé par en dessous, dans l’abstrait. Au-dessus, c’étaient les sixties, les eighties, en dessous, les autres décennies, en ne cessant jamais de radicaliser un propos déjà radical, en surenchérissant systématiquement au-dessus ou en dessous de la ligne, jusqu’à ce que, logiquement, il puisse rigoureusement récuser l’idée d’une séparation entre figuration et abstraction. Cette peinture s’exposait, dans tous les sens du terme, elle se risquait, piratait des procédés, se les appropriait, les incorporait, les métabolisait en ses propres termes et pour son compte, et en cela, elle résistait aux autres arts visuels et à leur surpuissance, persistait même, face et à travers eux, dans la singularité de ses gestes et de ses corps. Et cette vitalité, insolente d’opportunisme, commençait à sérieusement faire effet sur notre écrivain-visiteur. Tenter de faire quelque chose de ce qu’il ressentait, de le saisir en mots, qu’y avait-il d’autre à sa disposition ici ?
Ça devait faire deux heures qu’il était là maintenant, à faire les cent pas au bout de l’immense cimaise en biais. « Une généalogie récursive de l’acte de voir, alors ? Ce serait une piste… Non, trop abstrait. Pas sûr de comprendre moi-même ce que je raconte, là… » « Je n’obéis à aucune intention, à aucun système, à aucune tendance », lut-il sur une feuille de salle en passant devant, un sourire en coin lui montant rapidement sur le visage. « “Je n’ai ni programme, ni style, ni prétention”… Ouais, juste une obsession… Une bonne, grosse obsession… » rétorqua-t-il dans sa tête. « Avec-l’image-en-image. Contre-l’image-dans-l’image. Et tout ça, en peinture. Et faire récits de ça. Histoires de ça. Sur toile, en verre, sous Plexi, en impression numérique… Défaire, repeindre, repasser, reracler, recouvrir, agrandir, étaler, projeter, brouiller, gratter, napper, arracher, recadrer, effacer… De matières pures en fictions ouvertes et réciproquement : c’est ça son programme ! Pas particulièrement riquiqui… »
Mais avec le temps, la muséographie faisait son chemin en lui, via ses yeux, ses pieds et tout son corps, et commençait à désencercler certains trucs dans sa tête d’écrivain. Toute cette insistance, cette énergie mises par le peintre à ne pas se confiner, ce choix renouvelé de ne pas choisir une case, mais de transposer tout le jeu, de le renforcer en une gigantesque reformulation des mêmes questions l’impressionnaient, le réconfortaient, l’armaient intuitivement. Mais il fallait encore aller plus loin, juste un chouia.
« Parce que, qu’est-ce qu’il trimballe comme ça, de décennie en décennie exactement ? Quel est son problème ? Le poids de l’histoire ? de la tristesse ? de la joie aussi ? du désir ? de l’inquiétude ? de la subjugation ? Tout ça retraduit, retranscrit avec acharnement en un corps-à-corps forme/force, pulsion/précision, sensation/stratégie… En un neutre-retenu-cérébral en plus… » Ce qu’il ressentait face aux œuvres semblait s’amplifier à parcourir l’exposition elle-même, c’est-à-dire à saisir du temps modelé en espace, un espace donnant directement à voir la variation comme figure de l’insistance : le même problème répété de si nombreuses fois différemment. Cette récurrence de la visée résistant au travail tout en le relançant dans ses variations, comme l’énoncer ?
Imperceptiblement, ses pas l’avaient ramené à la salle numéro 1, celle des photos-peintures, devant Lectrice plus précisément (1994, huile sur toile, 72 × 102 cm). Et là, il se tut. Comme provenant d’un spot placé hors champ en haut à droite et perçant l’oscuro du reste de la scène, la lumière irradiait la nuque de la jeune femme parfaitement de profil, en plan rapproché. Elle dorait son artificielle blondeur comme l’arête de son oreille gauche et le soyeux brun de sa blouse moulant son épaule, son dos et sa poitrine, et jusqu’à l’attention soutenue et tout intérieure – œil fixe, lèvres serrées – qu’elle portait à la lecture du magazine aux pages éclatantes tenu entre ses mains. Toute cette mise en scène au profit de la lumière, en faveur d’une chair-lumière, d’un corps-lumière, d’une attention-lumière, toute cette diplomatie, toute cette maîtrise aussi l’interloquaient. Tout comme le titillait, bien sûr, le fraternel salut que l’auteur adressait de la sorte et à travers les siècles au Vermeer de La Femme en bleu lisant une lettre (1662-1665, huile sur toile, 46,5× 39 cm). Camera obscura ou lucida, il confondait toujours un peu les deux. Mais ce qu’il retint avec le plus de force ce jour-là, en se rapprochant encore davantage du mur, fut le flou du motif, ce flouté bien caractéristique de la première période de l’artiste dont cartel et feuille de salle avaient pu lui expliquer la genèse technique :
Chez Gerhard Richter, la fidélité aux images reproduites est le résultat d’un procédé classique du duplicata : après un quadrillage des photos, l’image est agrandie grâce à un épiscope, puis recopiée sur le support choisi. L’effet final de flou est, quant à lui, obtenu en frottant la peinture encore humide avec une brosse, soit en bandes horizontales, soit en brouillant les contours.
La lectrice semblait légèrement floue et pourtant si incroyablement présente, in focus comme dit l’anglais. Un flou à la fois avec et contre la photo, avec et contre le motif ou la figure, via la peinture, dans un mouvement dialectique ininterrompu, comme s’il zoomait naturellement, jouant du point de netteté avec espièglerie : juste avant, juste après. Et dans ce jeu, quelque chose se désistait, et résistait à ce que le point soit fait. « Et pourtant ça montre ! » constatait-il, un peu agité soudainement. « Qu’est-ce que ça montre? Ça: que tout ce qui vit dans le monde, dans nos yeux, échappe au point, joue avec lui, l’excède, le précède, prend corps et crée son propre espace en apparaissant continuellement… » Il le tenait son nœud, ce qui l’avait retenu si longtemps au sixième étage du Centre Pompidou : la non-coïncidence de soi à soi que la photo-peinture parvenait si bien à manifester, et toute la liberté, tout l’air frais qui va avec. Et c’est parce qu’elle oscillait d’un art visuel à un autre, parce qu’elle habitait, le temps d’une toile, l’interstice qui les sépare en les reliant qu’elle en était capable. Mais il s’avisait aussi qu’elle y parvenait avec une telle efficacité parce qu’elle le faisait en purement rétinien, via l’œil dans les deux cas, de la photographie à la peinture et vice versa. Alors que le rétinien littéraire lui, langagier, son outil de prédilection, était purement codé, 100 % ou presque en lettres arbitraires, à moins de se désincarcérer en poésie visuelle ou sonore. « Comment écrire en flou ? » se demandait-il, en pensant au roman qu’il avait entamé. « Comment dire et raconter à la fois ? Montrer ce bougé-là, et narrer avec lui ? Diraconter ? Décriconter ? Comment transitiver l’intransitif et réciproquement, en un même geste ? Une toile-texte ou un canevas en pages-à-tourner ? Un livre-expo, un livre scénographié? » Il commençait véritablement à s’échauffer mentalement là, à le voir tout tendu face à Lectrice dans la salle numéro 1.
Descendre les escaliers jusqu’au niveau 0 lui fit un peu de bien. Et en remontant vers le boulevard de Sébastopol, le ciel toujours bleu, il regardait ses chaussures progresser sur le pavé, silencieux. Ou alors il fixait des yeux droit devant lui, idées et projets se bousculant dans son esprit. En fin de compte, le classique exercice de la commande avait appuyé sur pas mal de boutons dans sa tête. Des voyants rouges et verts et jaunes s’y allumaient plus ou moins en même temps, et son bras droit le démangeait.
--
Jérôme Game est poète et écrivain, auteur d’une quinzaine d’ouvrages (recueils, livres-CD de poésie sonore, roman, essais, DVD de vidéopoèmes). Son travail explore la consistance du réel –des corps, des événements et récits, collectifs ou individuels – via celle des signes et leur grammaire. Il lit souvent ses textes en public et collabore avec des artistes de la scène (Cyril Teste, ildi!eldi) et du son (Chloé, Motus). Il enseigne la philosophie à la Haute école des arts du Rhin et le cinéma à la Columbia University, à New York. Son prochain livre, Album Photo, paraîtra aux Éditions de l’Attente en septembre 2020.