Il aperçut d’abord Capri par le hublot, puis la baie de Naples et le Vésuve. Voilà ce qu’il était venu chercher : une terre vivant sous la menace constante de l’anéantissement. Un peuple privé de la certitude de maîtriser son destin. Des hommes dont le credo était l’Aujourd’hui, dans l’ignorance du Lendemain. Lui, devenu trop gourmé, devait réapprendre l’incurie. Égaré dans le factice, il avait soif d’authenticité. Il lui faudrait l’ombre flottante de la mort pour retrouver son souffle. L’avion se posa sans secousse, ce qui le contraria. Il ignora les étapes aseptisées de l’arrivée. Il avait hâte de recevoir Naples en plein cœur. Enfin, il fut dans un taxi. « Centro storico. Il Duomo. » Il devait bien y avoir un Duomo à Naples. Le chauffeur démarra et la voiture s’élança vers la ville. Le temps qu’il l’anticipe, on l’atteignait déjà. La circulation coulait à une allure effrénée dans ses veines bouillonnantes. C’était un glissement organique et désordonné, fluctuant et incontrôlable. Un charivari de poubelles, de linge, de béton et de bitume défoncés. Des blocs de ciment et des pierres de palais. Des ruines et des palissades. Des déchets et des gens. Des pétarades de moteurs et des coups de Klaxon. Des familles sur des motocyclettes, des légumes sur des étals et des lessives sur des balcons. Il était déjà ivre de ce tourbillon. La tension de Paris le quittait. Le maniérisme froid de ses expériences récentes l’avait rendu inquiet, il se calmait au contact de ce désordre furieux. Il respirait mieux. Maintenu trop longtemps à la surface des choses, il avait suffoqué, mais il allait maintenant replonger en lui-même.
Le taxi s’arrêta. Il paya en marmonnant des formules d’usage dans un italien approximatif, s’extirpa de la voiture et se retrouva sur un trottoir de cette cité qu’il ne connaissait pas, mais qui lui semblait déjà familière. Un coup d’œil jeté à la façade néogothique du Duomo lui suffit pour juger que sa visite pourrait attendre. Son sac sur l’épaule, il avisa le premier café et y entra. Trois hommes discutaient au bar. Une femme servait : moue dédaigneuse, poitrine généreuse moulée dans un haut pailleté. Dans un coin, un ancien ridé comme une vieille pomme jouait aux cartes en solitaire sur une table en formica. Son regard passa sur une horloge fatiguée, vestige publicitaire des années cinquante, accrochée de travers au fond de la salle. 11h10. Il jeta son sac de voyage à ses pieds, s’accouda au comptoir et commanda un café. Sans un regard, la patronne posa une soucoupe blanche avec une petite cuiller devant lui. Une tache d’eau faisait une marque ovale au creux de la cuiller. Les bouteilles d’alcool sur les étagères s’y reflétaient à l’envers en touches brouillonnes. La patronne vida le porte-filtre du percolateur d’un coup sec. Un chromo d’une Vierge à l’Enfant flanquée de deux anges supervisait la scène. La conversation des trois hommes roulait en vagues irrégulières. Pas de l’italien, du Napolitain certainement. La patronne posa la tasse sur la soucoupe. La flaque épaisse du café dansa au creux de la porcelaine blanche. Elle posa un gobelet d’eau à côté, en plastique, comme chez le dentiste. Il prit la tasse et se tourna pour observer la rue. Le soleil frappait le trottoir d’en face : les voitures sales garées à touche-touche, l’ocre pelé du mur, la vitrine poussiéreuse d’une quincaillerie hors d’âge. Contraste violent d’aplats éblouissants et de recoins obscurs. La sève amère du café glissa le long de sa gorge. L’arôme musclé le submergeait. Il cligna des yeux, ébloui de se sentir en vie.
Son café bu, il quitta le café à regret. Les vagues de clients, les gestes répétés de la patronne, la partie de carte sans cesse recommencée du vieux : il aurait pu rester là indéfiniment, sous l’emprise de ce chaos régi par de mystérieuses règles. Dehors il hésita sur la direction à suivre. Il se baissa pour attraper une gazette locale qui traînait sur une pile devant le café. Il la feuilleta. Les dernières pages contenaient des petites annonces. Il remarqua quelques encarts proposant les services de filles sexy pour massages intimes. Plus tard, peut-être. Il roula le journal, le glissa dans son sac. La rue descendait en pavés disjoints. Une foule vêtue de noir la remontait. Un cercueil flottait au-dessus des têtes. On l’emportait dans une église. La foule s’y engouffra à sa suite. Il hésita à les suivre, mais choisit plutôt de se perdre dans les ruelles. Il bifurqua à plusieurs reprises sans règle préétablie. Une perspective prometteuse, la teinte d’un crépi, une enseigne, une voiture bloquant le passage, une poubelle éventrée, des éclats de voix, un pan de lumière, une venelle torse, tout était prétexte à prendre une direction plutôt qu’une autre. Il repassa deux fois devant la même église. Était-ce bien la même ? À un carrefour, il contempla sur un haut piédestal la statue d’un fleuve indolent vautré sur son urne.
Au bout d’une ruelle, il buta sur un palais. La porte cochère était immense. Dans le battant de droite se découpait une porte plus petite. Une vieille était en train de la franchir, les bras alourdis par deux sacs de courses. Un élan chevaleresque le poussa à voler à son secours. Elle ronchonna, ce qu’il interpréta comme un assentiment. Il prit les deux sacs et s’engouffra à sa suite. La porte claqua derrière lui. Il s’arrêta. Il regardait,fasciné, l’escalier monumental qui s’envolait au fond de la cour. Les volées grimpaient élégamment tout en allers-retours et en virevoltes, en jeu de percées et d’écrans. C’était un escalier de théâtre, une fantaisie de scénographe, à ciel ouvert. Au-delà, on devinait les palmes sales d’un jardin abandonné. S’il avait été moins maladif, on aurait pu le prendre pour un trompe-l’œil. Ce décor lui donnait l’illusion d’avoir été projeté sur une scène. Il se retourna. Derrière lui, il n’y avait que le bois rongé de la porte cochère; il aurait été moins surpris d’y trouver l’assemblée silencieuse d’un public. La vieille le rappela à l’ordre d’une invective rauque. Elle avait entrepris de gravir les marches, il la suivit. L’escalier était si vaste qu’on aurait pu s’y engager à cheval. La vieille l’escaladait avec une lenteur bancale. Sa main qui prenait appui sur le mur faisait tomber à chaque effort des miettes de crépis gris. Une odeur de poussière stagnait et raclait la gorge. Au premier palier, il jeta un œil sur l’arrière-cour. En fait de jardin, c’était un dépotoir. Les ordures jonchaient le sol. La pollution noircissait les feuilles. Pris dans les branches, des sacs plastiques côtoyaient les oranges. La vieille réitéra son invective. Arrivée au deuxième palier, elle s’arrêta devant une large porte surmontée d’un mascaron de plâtre. Elle lui fit signe de poser les commissions sur le palier et se mit à fouiller dans son sac à main. Il crût un instant qu’elle allait le remercier d’une pièce comme un coursier, mais elle n’en sortit qu’un trousseau de clés. Elle ouvrit, prit les sacs et s’engouffra chez elle. Il entendit une phrase qu’il ne comprit pas et la porte se referma.
Il demeura interdit un moment. Il imagina l’appartement caché derrière : le parquet disjoint, le plafond d’une hauteur exagérée, les lambris vieillis. Il vit la vieille traversant à petits pas branlants l’enfilade des pièces monumentales, le premier salon, le deuxième, la salle de bal peut-être, puis, poussant une petite porte mal jointe dissimulée dans un pan de mur, entrant dans l’office aux placards vidés par les revers de fortune et enfin, posant ses sacs dans la cuisine, sur une table en formica, la même que celle du vieux dans le bar. Le frigo datait des années cinquante, les verres de cristal avaient été remplacés par d’anciens pots de Nutella. Un crucifix était accroché à un clou. L’évier de céramique blanche était ébréché à plusieurs endroits et l’émail marbré de rides grises. La couche de graisse accumulée par les années patinait les murs d’un vernis marron. Un rameau desséché pendait au crucifix. La vieille rangeait les commissions une à une, avec des gestes lents, les fruits dans une coupe fendue et recollée, une poire talée sur le dessus.
Il fallut des pas dans l’escalier pour le ramener à lui. Il se retourna. Un jeune homme, casque de Vespa à la main, montait les marches deux à deux et passa près de lui en soufflant un salut détaché. Il se sentit soudain comme un intrus dans ce palais de théâtre où il n’avait pas de rôle à jouer, alors il redescendit lentement, ses pas sonnant en contrepoint de ceux du jeune homme qui montait. Dans la cour, il se retourna encore une fois pour contempler l’escalier redevenu silencieux. Il franchit la porte avec un peu d’amertume : le rideau de scène était tombé trop vite.
Dans la ruelle, un homme le frôla qui portait deux cafés et deux gobelets d’eau sous une cloche plastique. Il le suivit des yeux. Il commençait à être fatigué de porter son sac de voyage qui, même s’il n’était pas gros, lui rappelait pesamment son statut de visiteur (il refusa de penser « touriste »). Il réfléchit que, s’il voulait trouver un logement abordable, il valait mieux s’éloigner un peu de ce quartier de palais et d’églises. Le plus simple était d’aller tout droit. Ce qu’il fit, jusqu’à croiser une artère large et encombrée de voitures qui devait marquer la fin du centre historique. Il la traversa. De l’autre côté, il trouva une rue encombrée de boutiques dégorgeant leurs éventaires. Les voitures et les motos, les harangues des vendeurs, les cris des enfants sortis de l’école pour déjeuner, les chargements et les déchargements, les négociations, les salutations, les rencontres s’entrechoquaient dans une symphonie chahutée. À en juger par les marchandises et la foule, c’était un quartier populaire. Cela lui plut. Les rues étaient pavées de détritus et de mégots piétinés. Une meute de Vespa le jeta sur la mince bande de trottoir. À l’entrée d’un immeuble, il remarqua une petite plaque soigneusement astiquée qui disait : Casa Merisi, pensione. Il s’enfonça dans l’ombre du porche. Il trouva le nom sur l’un des rares boutons valides sur l’interphone déglingué et sonna.
Il posa son sac sur le dallage et s’assit sur le lit qui l’accueillit avec un gémissement de malade. Le prix était raisonnable. L’appartement avait d’assez beaux volumes. Une fatigue lui tomba dessus. Celle des pèlerins qui ont trop marché et perdent dans un moment la foi qui les animait. En guise de remède, il pissa, se lava les mains et le visage, prit les clés et ressortit. Il reprit sa déambulation. Il ne devait pas se décourager. Cette échappée allait le rendre à lui-même. Il ne serait plus cette caisse de résonance brisée. Bientôt il vibrerait de nouveau. Il le savait. Il en avait déjà fait l’expérience. Dans les eaux putrides de l’absence à soi, il avait toujours eu ce réflexe : fuir pour refaire surface. Comme le nageur entraîné par un courant se noie à essayer de lutter, il savait que, pour survivre, il fallait prendre la tangente. Ici, il n’aurait pas à mentir; il ne connaissait personne. Il avait fui les ombres paralysantes, la peur suffocante, le doute. Ici, il était une page vierge. À ne pas parler la langue, il ne serait que perception sensorielle. Avec la distance, il réapprivoiserait le réel.
Il arriva à un carrefour où il était déjà passé. Il leva le nez sur les immeubles. Certains avaient été des palais; il n’en restait que façades borgnes et crépis mités. Une foule sortant d’une église le prit dans son flot et l’entraîna un peu plus loin. La rue était étroite, l’agitation incessante et étourdissante. L’oppression le reprit soudain. L’étouffement. Il se réfugia sous le premier porche. C’était une église, encore. Il fallait payer. Il paya, sans demander pourquoi.
Le silence lui fut comme une gifle. Il s’affala sur une chaise, sonné. L’église était octogonale. Baroque. Dépouillée. Peinte de gris, rehaussée de blanc. Ses yeux tombèrent sur la toile qui ornait le maître-autel. Il la reconnut immédiatement. La surprise le ranima. Il la trouvait là, soudain, comme on tombe par hasard sur une connaissance oubliée. Une vieille amie. Les Sept Œuvres de miséricorde. Il l’avait vue cent fois en reproduction. Le corps puissant du mendiant, les ailes sauvages des anges, le groupe compact des figures serrées dans une ruelle, l’assoiffé, le pèlerin, l’aubergiste, le riche jeune homme partageant son manteau, la femme nourrissant le vieillard au sein, le cadavre qu’on porte en terre. La toile était monumentale, tout en hauteur. Il se laissa prendre par elle. Des visiteurs entraient, il ne les voyait pas. Il était occupé d’elle tout entier, dans une relation quasi amoureuse. Il se figeait dans les clairs, glissait dans les obliques, s’enfonçait dans les obscurs, tournoyait, chutait, se relevait. Son cœur battait. Il respirait profondément. Son corps ne lui pesait plus.
Le Caravage, lui aussi, s’était réfugié à Naples. Lui aussi avait pris de plein fouet l’effervescence de la ville, ses rues grouillantes et sa violence. Et tout se retrouvait ici : la foule qui se presse, le défunt, la pauvreté, la soif, la faim, la misère, amplifiés par le calme feutré de l’église, dominé par le vol tournant des anges enveloppant la Vierge et l’Enfant. « Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli; j’étais nu, et vous m’avez vêtu; j’étais malade, et vous m’avez visité; j’étais en prison, et vous m’êtes venu voir. » Son départ précipité de Paris, son choix impulsif de Naples, son arrivée, ses déambulations, ses hésitations, son asphyxie le conduisaient ici. Tout cela convergeait et se cristallisait pour se désintégrer dans cette sidération.
Quand il envisagea de s’arracher à l’œuvre, combien de temps avait passé ? Il n’aurait su le dire. Il se rassura : il pourrait revenir. Même s’il savait qu’il ne le ferait pas. Cette rencontre et sa magie ne pouvaient avoir lieu qu’une fois. Alors qu’il saluait avec gratitude Le Caravage et sa toile, le souvenir d’autres lui revinrent. Dürer dans une salle obscure, Giacometti à Paris, Cézanne aux quatre coins du monde, Manet à Londres, Goya à Madrid, Rembrandt maintes fois. D’autres l’avaient consolé ainsi par le passé. Il se rappela être arrivé devant eux dépouillé, ombre de lui-même, terrassé par l’impossibilité d’être, de saisir le monde, son âme devenue muette. Ils l’avaient ramené à la vie. Ces tête-à-tête dans le silence des galeries, des musées, des églises, le ressuscitaient à lui-même. C’était pour cela qu’il était venu jusqu’ici. Pour entendre ce langage et vivre cette expérience à nouveau. Pour reprendre confiance. Lorsqu’il franchit le seuil de l’église et que la cohue de la via dei Tribunali le reprit, il ne tanguait plus à la dérive, il voguait droit. Il avait fallu les artifices de la peinture pour lui rendre la réalité.
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Après avoir travaillé dans le secteur culturel en France et aux États-Unis, Lucie Paye vit aujourd’hui à Londres. Son premier roman, Les Cœurs inquiets, est paru chez Gallimard en mars 2020.