Lundi 30 mars
J’achète de la mauve pour en manger les feuilles; je les équeute, les lave et les cuis comme des épinards, mais à la fin je me coupe le pouce avec le couvercle en métal d’une conserve de tomates.
La pulpe saigne, d’un rouge trop laiteux, identique à celui des fruits dans la boîte, comme si une larme de blanc s’était mêlée à mon sang. Je mets un pansement et ne pense plus aux mauves.
Plus tard, en me couchant, je sens mon cœur battre tout au bout de mon doigt.
Mardi 31 mars
Quitter Mars sans regrets.
Ma résidence débute dans quelques jours. J’achète sur Internet des billets trop chers pour la Mayenne. Je regarde sur Google Maps le temps que ça prendrait en voiture, en vélo, à pied. Mes paupières tombent sur l’écran alors que je cours au milieu d’une forêt de dolmens. Je monte sur le plus gros des mégalithes; couché, il devient mon cheval d’arçon. Coupé, casse-noisette, ciseau, dégagé, je finis par dormir pour de bon, les bras croisés sur mon clavier. Je me réveille au milieu de l’après-midi avec une marque en travers du visage qui ne s’effacera qu’à la nuit tombée.
Mercredi 1er avril
Depuis l’enfance, tous les premiers du mois d’avril, je m’en souviens, c’est l’anniversaire d’une camarade de classe qui s’appelait Olympia. Si elle vit encore aujourd’hui, où qu’elle soit, elle a 38 ans.
Jeudi 2 avril
Je passe à l’atelier pour réceptionner une commande de bois. Un artiste avec lequel je partage l’espace écoute une émission scientifique sur les os : j’apprends que la moelle change de couleur et de nom quand le corps vieillit. Du jaune elle passe au gris.
Vendredi 3 avril
Gare Montparnasse, je croise par hasard un type qui porte un sweat que je lui ai prêté il y a des années, quand nous étions aux Beaux-Arts; sur le torse est imprimé en rose le mot anglais « promise ». Il est un peu gêné mais on rit.
Quand j’arrive à Laval, il fait nuit, mon voisin a disparu sans que je l’aie vu se lever, ou descendre. Une voiture m’attend avec à l’intérieur quelqu’un dont j’ignore encore le nom : une inconnue maquillée me conduit où je vais.
On traverse ensemble les champs à toute allure. Je ne vois d’abord que les bas-côtés de la route, l’herbe et les fossés éclairés par les phares de la Clio. Un lièvre s’enfuit, avec, dans le coin de l’œil, un savoir qui me pique, puis je m’inquiète des points rouges qui clignotent dans ce ciel, ce soir. Ils dessinent à mes yeux la silhouette d’un immeuble trop grand, dressé dans la campagne. Ses arêtes, de nombreux étages, des miradors, des antennes, un vaisseau, je dois me concentrer pour ne plus voir ça, à notre droite, qui nous surplombe, mais plutôt les dizaines d’éoliennes dont me parle mon chauffeur – ce sont des balises qui clignotent à leur sommet pour sécuriser la navigation aérienne.
Samedi 4 avril
De la chambre où je me réveille, je vois des collines; je pense que c’est l’est que je regarde et que j’attraperai peut-être l’aube par cette fenêtre. Je n’ai aucune idée de l’heure à laquelle se lève le jour à cette saison. Je règle au hasard le réveil de mon téléphone à 7 h 28 pour le lendemain.
En face de mon lit, sur le mur blanc, est accrochée une inexplicable affiche d’enfance : un dragon mauve crache du feu devant un château. Le coin supérieur gauche de la feuille est déchiré, le papier garde les traces de nombreux plis anciens. Je tâche d’imaginer qui a pu l’accrocher là; cette chambre, qui l’a occupée ? Je m’intéresse à la genèse de cette bête, reptile volant, oiseau souterrain. Qui l’a inventée sans même connaître l’existence et l’allure des dinosaures ? Je me figure qu’à moi aussi des flammes irriguent les veines, que le foyer de ce feu sans fin, c’est mon cœur. Les nuits prochaines, en cherchant le sommeil, je regarderai l’affiche d’enfance, je mesurerai le prestige du dragon à l’aune de celui des sirènes, de leurs seins, de leurs chants. J’aimerai une sirène. Au réveil, je serai chevalier.
Dimanche 5 avril
Les cloches de l’église voisine ne m’ont pas réveillé, mais leur tintement solennel a pénétré mon rêve sans échos. Leur son d’airain a gonflé mon sommeil. Je dors toute la matinée en pensant que le silence et le futur sont des fictions retentissantes. J’ai mal au crâne au réveil; je devrais boire plus d’eau.
Je marche pieds nus dans les couloirs déserts du centre d’art. Le dimanche personne ne vient; personne ne travaille hormis moi qui pourtant ne travaille pas vraiment. Le code Wi-Fi qu’on m’a donné ne fonctionne pas. J’hésite à déranger la directrice chez elle.
Je me douche, l’eau n’est pas assez chaude, j’hésite encore à lui téléphoner et je regarde par la fenêtre. Assis en tailleur sur mon lit, mal séché, la serviette autour de la taille, bien que j’ai froid, je ne bouge pas. Je voudrais aller pisser, peut-être chier,mais j’ai la flemme. Je regarde dehors : le ciel est bleu, l’herbe verte, les couleurs dures voudraient bien se mêler, l’une à l’autre, et au soleil, mais l’horizon du matin reste au centre. Plusieurs heures passent comme ça sans que je fasse rien. L’après-midi, je m’allonge sur un transat : au chaud sous ma couette éclatante, je découvre des planches gravées d’André Vésale dans un livre d’anatomie.
Lundi 6 avril
J’écoute Nusrat et je pense que le monde a dû commencer en avril, avec des fleurs comme celles-là aux branches des pommiers. On en discute en prenant un café avec Margot, la chargée des publics, pour qui ce serait plutôt une question de saison; elle me parle de l’hiver. La directrice qui arrive semble absolument désespérée par notre conversation.
Je feuillette rapidement un vieux hors-série de Connaissance des arts sur le « paysage mystique » qui traîne dans les bureaux; j’avais oublié l’effet du vent sur les peupliers de Monet.
Mardi 7 avril
À pied, je rapporte de l’Intermarché cinq kilos de pommes en promotion. Je n’ai presque plus de batterie, mais je télécharge une application pour reconnaître les plantes : il y a justement au bord du chemin de la mauve que je n’avais pas su identifier tout seul.
Mercredi 8 avril
Le vent d’ouest arrache aux pommiers toutes leurs fleurs. Pour voir, je sors : les pétales blancs, légèrement rosés, me volent dans la figure. J’ouvre la bouche, un pétale entre, se pose sur ma langue, je le mâche, je le mange.
Jeudi 9 avril
Six jours que je suis ici; pas un dolmen.
Vendredi 10 avril
Demain, j’irai en car à Laval pour acheter de la peinture. Cette ville, je l’associe, forcément, à l’homme compromis qui fut avant-guerre le témoin de mariage de mes grands-parents.
Dimanche 12 avril
Comme la semaine précédente, je décide de traîner ma couette blanche dans le jardin pour m’allonger au soleil. Dans le livre d’anatomie qui m’occupe le dimanche, je trouve un problème posé par le savant irlandais Molyneux au XVIIIIe siècle et rapporté par Locke dans son Essai sur l’entendement humain : imaginons un homme né aveugle qui sait distinguer en les touchant un cube d’une sphère. S’il guérissait et voyait soudain le monde pour la première fois, saurait-il reconnaître et différencier les deux formes l’une de l’autre. « Est-ce que par la vue, avant de les toucher, il pourra distinguer et dire quel est le globe et quel est le cube ? »
Et moi, pourrais-je reconnaître ce que je n’ai jamais vu ?
Lundi 13 avril
Lundi de Pâques. Je prépare des socles à l’atelier. Je me blesse le pouce à l’endroit où déjà il était entaillé. Du sang se mêle à la peinture blanche encore fraîche.
Mardi 14 avril
Avant que mon train ne démarre, je regarde sur le quai d’en face un sac de voyage qui ressemble beaucoup à l’un de ceux que j’ai laissés à Paris : c’est un sac noir, très commun, qui roule, mais arbore une croix jaune énorme sur son dessus. J’ai préféré pour venir ici en prendre un plus petit qui se porte à l’épaule.
Je regarde ce sac sur le quai en me demandant s’il est possible que ce soit le mien. Puis soudain tout le monde le regarde aussi : le sac noir esseulé est au centre du monde. Retentit dans toute la gare un appel pour savoir à qui appartient ce bagage; je l’entends par les portes encore ouvertes de la voiture, puis l’annonce est aussi diffusée à bord.
Après un moment, le quai est évacué, un périmètre de sécurité défini, je me demande si mon train déjà retardé finira par partir. Puis je songe à ce qu’il y a dans ce sac, que je n’arrive pas à imaginer. Je me figure d’abord mes propres affaires, puis un noir intense, je me dis que tout l’extérieur pourrait y être représenté éteint et sans volume. Je me dis enfin que l’intérieur de ce sac n’existe peut-être pas. Les démineurs arrivent, je ne reconnais pas leur matériel, j’imagine qu’ils scannent le contenu du sac. Ils fixent ensuite quelque chose dessus, sur la croix justement, et puis ils s’éloignent et moi aussi : mon train démarre et je lis Paris Match.
Mercredi 15 avril
Lino et Thành arrivent demain; ils viennent passer le week-end à la maison. J’ai peur qu’on se retrouve comme des inconnus. Nous ne nous sommes pas vus depuis les dernières vacances, il y a deux mois. Ils grandissent et si je les irrite, c’est simplement parce que je ne suis pas l’artiste qu’ils voudraient pour père.
Je prépare une poule au pot sans savoir si ça leur plaira. Je coupe la viande en morceaux, la recouvre d’eau, puis j’ajoute une pincée de sel, des feuilles de laurier; je laisse mijoter comme ça deux bonnes heures à feu doux. Pendant ce temps, je modifie la fiche Wikipédia de Juan Branco en fumant trois cigarettes. Je n’avais pas fumé depuis vingt-et-un jours. J’ajoute ensuite des carottes, des navets et du céleri dans l’eau.
Jeudi 16 avril
Avec les jumeaux, on passe l’après-midi aux Invalides; on visite le tombeau de Napoléon. Le dispositif nous impressionne : on apprend que le corps de l’Empereur est enchâssé dans six cercueils – le premier en fer-blanc, le second en bois d’acajou, les deux suivants en plomb, le cinquième en bois d’ébène protégé par le dernier, en chêne. L’ensemble est contenu dans le tombeau en quartzite rouge que l’on voit, posé sur un socle de granit vert, au fond d’une crypte inaccessible, sous le dôme gigantesque.
On apprend aussi que sous la Révolution, avant d’être le tombeau de Napoléon, cette ancienne chapelle de Louis XIV avait été le temple de Mars.
Dimanche 19 avril
Je reprends le train, content de quitter Paris. C’est Margot qui vient me chercher et m’annonce, avec un regard un peu flou, que nous sommes invités à dîner le lendemain chez Carmela T., un « soutien important du centre d’art », qui possède un manoir dans les environs. Je dis oui; ça m’amuse ces clichés.
Lundi 20 avril
Je ne sais pas ce que j’ai vu.
Mardi 21 avril
Je n’ai rien pu écrire en rentrant hier. Il faut que je revienne au début, que je reprenne. Je dînais chez Carmela T. dans un manoir du XVIIIIe, avec quelques autres : Margot, la chargée des publics, Anthony, le libraire de la ville voisine et son compagnon mutique dont je ne parviens pas à retenir le nom, Stéphanie, une artiste installée dans la région, et Marc, le maire – la directrice malade n’avait pas pu venir finalement. Notre hôte avait préparé de la lotte à l’armoricaine. Elle portait un petit pansement, à l’extrémité de l’index, et j’ai deviné pendant le dîner qu’elle s’était, elle aussi, coupé le doigt avec le couvercle d’une conserve de tomates. Avant de nous mettre à table, on a pris l’apéritif dans le jardin d’hiver : une véranda ouverte sur une vallée dont nous ne pouvions rien voir à cette heure. Carmela a commencé à nous décrire un décor impossible: un paysage d’hiver, tropical, neigeux. Elle est drôle. On a tous ri, moi nerveusement, puis nous sommes passés à table.
Après la lotte, le maire, qui connaît bien la maison, m’a proposé une cigarette. On est sortis sur la terrasse et on a fumé sans dire un mot. On écoutait le silence et doucement, le silence a changé. Ma cigarette n’a plus émis de fumée, l’extrémité rougeoyait intensément et, alors que la lune était neuve et la nuit parfaitement noire, une ombre est passée sur nous.
J’ai levé les yeux : un aplat noir glissait sur le ciel qui, lui, éclaircissait, tournant au violet. Je ne voyais qu’une partie de la forme, l’orientation des deux seules lignes que je devinais me laissait imaginer un genre de boomerang; l’échelle de ce que je voyais m’échappait. Je pressentais la démesure.
Le maire a levé les yeux aussi, et il a alors eu un sourire que je n’oublierai pas. C’était ravissant ce moment. On n’osait pas bouger, de peur que tout disparaisse. Mais les autres sont sortis et rien n’a changé. On avait alors tous le nez en l’air sur la terrasse; le libraire riait, plusieurs souriaient, Carmela dansait carrément. La sombreur de ce qui nous survolait éclairait paradoxalement le paysage, et je découvrais à droite une peupleraie, bien haute, et quelques rochers étranges que je n’avais pas vus jusque-là.
La forme est passée doucement au-dessus de nous; il s’agissait qu’on la voie, et bien. Puis elle a frôlé la cime des peupliers, et elle a filé si vite que je pourrais dire qu’elle a disparu.
Nous sommes tous rentrés immédiatement dans la maison. Nos yeux pleuraient. Personne n’avait envie de parler, nous savions ce que nous avions vu, je crois. Il fallait profiter des horizons intimes ouverts par cette rencontre, on est restés comme ça dans les fauteuils en velours du salon jusque tard dans la soirée.
De mon côté, je tâchais d’imaginer l’intérieur du boomerang. Incapable de me débarrasser de l’impression d’un aplat, j’espérais très fort une profondeur à ce que j’avais vu.
À vrai dire, je voudrais passer ma vie à imaginer l’intérieur de ce vaisseau, me représenter ce qui peut couler dans les veines de ses occupants et leur décerner mille possibles visages.
C’est l’absolu de la fiction et de la forme désirable, les ovnis.
Mercredi 22 avril
Je passe toute la journée sur Instagram. Une artiste poste des photos de chevaux qui sautent dans les flammes. À San Bartolomé de Pinare, en Espagne, on bénit la ville en faisant traverser le feu à des centaines de bêtes et leurs cavaliers.
Jeudi 23 avril
C’est une question de forme, et moi je m’accroche encore à des idées.
Vendredi 24 avril
À l’atelier : retour à la figuration.
Samedi 25 avril
Je lis mon horoscope. Je veux entendre des voix.
Dimanche 26 avril
Je ne quitte pas l’atelier.
Lundi 27 avril
Au milieu de la matinée, un homme passe pour l’entretien du chauffe-eau. Personne ne m’avait prévenu, et je suis gêné par mon odeur enfermée. Je lui dis que je suis malade, je toussote; lui ne répond rien, refuse mon café. Un peu plus tard, du papier d’Arménie brûle dans une coupe, la fenêtre est grande ouverte, et je regarde son nez. Il m’en rappelle un autre : très droit, long, un peu trop proche de la bouche. Impossible de toucher le bout du mien avec la langue; lui doit pouvoir. Il m’explique comment fonctionne le chauffe-eau. Puis je lui signale un radiateur bruyant; on va voir et il dit que c’est de l’air qui s’est infiltré. Je demande d’où vient cet air; lui répond de l’eau. Il ouvre alors le robinet du radiateur et en laisse sortir quelques gouttes : elle est grise, opaque, elle sent le cuir. Il ignore pourquoi.
Mardi 28 avril
Je rentre à Paris pour des rendez-vous. J’ai peur d’oublier ce que j’ai vu.
Mercredi 29 avril
Après l’amour, Sophie me raconte que deux amis à elle font de la marche nordique la nuit dans le bois de Vincennes. Elle voudrait les photographier au flash comme des animaux sauvages surpris dans la forêt noire. Je pense à l’intérieur de la nuit, à Georges Shiras. Qu’est-ce qu’il y a dans la nuit ? Des amis en costume de nylon qui marchent trop vite, la bouche entrouverte, s’aidant de bâtons. Des amis marchent dans la nuit pour mesurer la profondeur de l’ombre.
Jeudi 30 avril
J’apprends que Mary Higgins Clark est morte il y a exactement trois mois, à Naples, en Floride.
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Amélie Lucas-Gary est l’auteure de trois romans : Grotte (2014), Vierge (2017) et Hic, qui vient de paraître au Seuil. Entretenant un rapport étroit et ancien avec les arts visuels, elle est fréquemment sollicitée par des artistes pour écrire et accompagner leur travail. Il s’agit toujours de fictions : elle a ainsi récemment imaginé After, courte forme théâtrale pour Flora Moscovici, ou Valériane Valériane, une promenade pour la monographie de Thomas Lanfranchi.