En 1972, à Houston, les collectionneurs John et Dominique de Ménil demandent à Henri Cartier-Bresson de sélectionner son « Grand Jeu » – un ensemble d’œuvres que le photographe français devenu légendaire, créateur du terme « instant décisif », considère comme étant sa « Master Collection ». La sélection de Cartier-Bresson réunissait des photographies influencées par les Surréalistes qu’il fréquentait à Montparnasse, elle incluait des images clairement influencées par le style cinématographique de son ami Jean Renoir, et comprenait aussi des scènes de rue fortuites prise lors de ses déplacements, témoignant de ce qui serait aujourd’hui considéré comme une manière toute personnelle de pratiquer un photojournalisme marqué par ses convictions politiques révolutionnaires.
UN PHOTOJOURNALISME MARQUÉ PAR SES CONVICTIONS POLITIQUES RÉVOLUTIONNAIRES
Cette sélection du photographe français est exposée dans son intégralité au Palazzo Grassi, à Venise, depuis samedi, après que son vernissage initial en mars a été reporté en raison de la pandémie. Cette exposition est le fruit d’une collaboration entre la Pinault Collection et la Bibliothèque nationale de France, avec le soutien de la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris. À elles trois, ces institutions possèdent les 385 images que Cartier-Bresson avait initialement sélectionnées pour les De Ménil. « La simple idée de présenter ce travail extraordinaire pour la toute première fois en Europe était une proposition fascinante en soi », explique Martin Bethenod, directeur général délégué de la Bourse de Commerce - Pinault Collection. Cette exposition offre cependant une approche plus ambitieuse et contemporaine qu’une simple redécouverte des archives visuelles d’un grand artiste. En effet, le commissaire de l’exposition, Matthieu Humery, a invité cinq personnalités à créer leur propre interprétation de l’œuvre de Cartier-Bresson. Les co-commissaires sont le collectionneur et maître des lieux François Pinault ; la photographe Annie Leibovitz ; le réalisateur Wim Wenders ; l’écrivain Javier Cercas ; et l’historienne de l’art Sylvie Aubenas. Chacun d’entre eux a été chargé de sélectionner 50 tirages parmi les 385, puis a reçu une carte blanche pour les présenter, sans aucune contrainte chronologique ou thématique. Ce faisant, « un tout nouveau Grand Jeu a été créé, mais qui multiplie les façons de voir le travail de ce maître de la photographie », explique Martin Bethenod.
« L’œuvre de Cartier-Bresson se prête à ce type d’interprétation interdisciplinaire, souligne quant à elle Laurence Engel, présidente de la Bibliothèque nationale de France. Il devient un support inépuisable pour des récits, les démonstrations visuelles, illustrant les goûts, faisant écho à l’expérience personnelle et au travail de ceux qui l’analysent. »
Jeune étudiante en peinture au San Francisco Art Institute, la photographe américaine Annie Leibovitz se souvient d’avoir découvert le travail du photographe dans le livre The World of Henri Cartier-Bresson, qui à l’époque venait de paraître. Dans le catalogue de l’exposition, elle confesse : « voir le travail de Cartier-Bresson m’a donné envie de devenir photographe. L’idée qu’un photographe puisse voyager avec un appareil photo dans différents endroits, voir comment d’autres personnes vivaient, en faire un projet – que cela puisse être votre vie était une idée incroyable et passionnante. » Annie Leibovitz se rappelle avoir étudié deux des images les plus célèbres de Cartier-Bresson : un portrait de l’artiste français Henri Matisse assis à côté de cages crasseuses et de colombes blanches, ainsi qu’une photographie soigneusement composée d’amis lors d’un pique-nique arrosé sur le bord de la Seine. Les deux images sont présentes dans sa sélection.
Pour elle, Cartier-Bresson est un « maître intuitif de la composition ». Le cinéaste et photographe allemand Wim Wenders s’est inspiré d’une rencontre en tête à tête, par hasard, avec Cartier-Bresson à Paris à la fin des années 1980. « Alors que tout le monde partait, il m’a proposé de me raccompagner à mon hôtel. Tout d’un coup, nous nous sommes retrouvés ensemble assis dans sa petite voiture, juste nous deux, raconte Wim Wenders. Je l’ai regardé. Il semblait si transparent, doux et gentil, et aussi un peu fragile. » Le voyage s’est terminé en silence, Wenders envahi par la timidité. « Pourquoi ne lui ai-je rien demandé ?, regrette ce dernier. Son profil silencieux derrière le volant de sa voiture m’apparaît toujours quand je regarde ses photos. Mais son visage ne répondra pas à ma question. Rien ne le fera plus désormais, sinon ses photographies. »
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« Henri Cartier-Bresson : Le Grand Jeu », jusqu’au 10 janvier 2021, Palazzo Grassi, San Samuele 3231, Venise, Italie.