De l’œuvre de Lygia Clark (1920-1988), l’histoire de l’art a surtout retenu, comme son geste le plus radical, l’obsession qu’elle avait, dans les années 1960-1970, d’inventer des « objets relationnels », libérés du cadre convenu d’une œuvre plastique à contempler. À l’instar des fameux « objets transitionnels » théorisés par les spécialistes de la petite enfance, ses objets (sacs plastiques gonflés d’eau ou d’air, filets à légumes, pierres…) visaient à éveiller chez le spectateur des sensations physiques particulières et, par cette interaction avec la matière, à explorer sa subjectivité, à stimuler l’esthésie. Devenue psychanalyste à la fin de sa vie, après avoir suivi une analyse en France avec le psychiatre Pierre Fédida (lui-même attiré par la phénoménologie et par l’art), Lygia Clark s’intéressait à ce qu’elle nommait « la structuration du soi ».
Sans rien réinventer, elle absorbait tout, s’inspirait de tout, captait l’essentiel des révolutions picturales des années1950, des carrés constructivistes à l’abstraction géométrique, de l’art optique au mouvement néo-concret.
Ses objets n’avaient de sens que dans cette visée d’un art au service de la psyché, à l’image de sa célèbre installation créée pour la Biennale de Venise en 1968, La maison est le corps (pénétration, ovulation, germination, expulsion), constituée de quatre espaces successifs, séparés par des murs élastiques (coussins remplis de sable et de billes, poches pleines d’eau, tissus, masques, que le visiteur pouvait manipuler). Cet art thérapeutique, où les formes et les objets aident à mieux se connaître, a fait de Lygia Clark une figure tutélaire de la scène culturelle brésilienne. Liée dès le milieu des années 1960 à des mouvements artistiques majeurs, comme le tropicália (tropicalisme) et la Nova Objetividade, elle fut au cœur de la vitalité créative du pays. Quelque peu peu oubliée dans les années 1980-1990, elle est redécouverte en Europe depuis une quinzaine d’années. Une exposition au musée des Beaux-Arts de Nantes en 2005, « Nous sommes le moule. À vous de donner le souffle », insistait ainsi sur son impact essentiel, en particulier sur son art d’impliquer le spectateur dans ses installations et ses sculptures.
La nature et la fonction combinées
Pourtant, si, dans la dernière partie de sa vie, Lygia Clark considéra sa démarche comme appartenant au champ exclusif de la thérapie plutôt qu’à celui de l’art, elle héritait elle-même d’un parcours existentiel au centre duquel la peinture rayonna en majesté. C’est précisément à l’émergence et au déploiement de son tempérament de peintre que se consacre la belle exposition du Museo Guggenheim : «Lygia Clark. La peinture comme champ d’expérimentation, 1948-1958 ». Organisée par Geaninne Gutiérrez-Guimarães à l’occasion du centenaire de la naissance de l’artiste, elle s’attarde spécifiquement sur ses premiers élans artistiques, en amont de ses expérimentations corporelles et de ses réflexions thérapeutiques, pour consigner une forme de croyance spontanée et pleine dans les ressources de la peinture.
Moins connues que ses peintures dépliées ou que ses Bîchos (sculptures faites de plaques de métal), les compositions qu’elle peignit de 1948 à 1958 sont la trace de sa volonté, continuelle et évolutive, d’étendre son champ. Avant même de s’extraire du cadre de la toile, elle cherche, dès ses débuts, à élargir le cadre de la peinture, à l’intérieur de la toile. Aux premières figurations (portraits, intérieurs domestiques) succède très vite son goût pour l’abstraction, né probablement de sa proximité avec Fernand Léger, dont elle suivit les cours à Paris entre 1950 et 1952, et dont l’esprit imprègne une toile comme Le Violoncelliste (1951). L’exposition consigne parfaitement combien Léger ne fut que le premier des peintres à partir duquel sa créativité se déploya et se transforma sans cesse, en un dialogue constant avec les mouvements de son époque. Sans rien réinventer, elle absorbait tout, s’inspirait de tout, captait l’essentiel des révolutions picturales des années 1950, des carrés constructivistes à l’abstraction géométrique, de l’art optique au mouvement néo-concret.
Dès 1954, elle rejoignit, à Rio de Janeiro,le Grupo Frentequi, aux côtés de Hélio Oiticica, Lygia Pape ou Ivan Serpa, promut les principes de la forme pure et de l’objectivité dans la continuité de l’art concret européen. Au sein de ce groupe, Lygia Clark s’essaya à une esthétique géométrique épurée, jusqu’à vouloir remettre en question les conventions spatiales du plan. Elle s’intéressait déjà aux relations entre art et architecture, comme le suggèrent ici trois maquettes d’espaces intérieurs.
Le champ expérimental
Au fil du parcours, structuré en trois parties chronologiques qui sont autant d’étapes sur le chemin de ses explorations, le visiteur se surprend à deviner tous les peintres en elle. Comme si Lygia Clark avait eu, dès l’origine, ce talent de les abriter secrètement, moins pour les parodier que pour les parfaire, moins pour les copier que pour les sublimer. Des « Premières années, 1948-1952 » aux « Variations de la forme : la modulation de l’espace, 1957-1958 », en passant par l’« Abstraction géométrique, 1953-1956 », l’on croise bien des fantômes. La présence spectrale de quelques grands peintres de son temps (Josef Albers, Aurelie Nemours, Piet Mondrian, Robert Motherwell, Ellsworth Kelly…) souligne combien son approche de la peinture semble ne se fixer sur rien d’autre qu’un double principe d’ouverture et de renouvellement permanent.
Si cette indétermination peut donner l’impression d’un geste qui se cherche, on peut aussi y voir l’indice d’une créativité infinie. Pour Lygia Clark, la peinture fut bien ce « champ expérimental », terme qu’elle formula dans une conférence en 1956, préfigurant, à partir de ce médium primordial, tout ce qu’elle entreprit dès les années 1960, au-delà de la peinture, donc. Mais en abandonnant ce médium, elle lui resta d’une certaine manière fidèle, en prolongeant l’existence de son « champ expérimental », appliqué par la suite aux objets plutôt qu’aux traits de pinceau.
Sa magistrale série Superficies moduladas (Surfaces modulées, toiles réalisées entre 1955 et 1957) composée de formes en zigzag, d’angles aigus et de motifs rythmiques, mais aussi son magnifique Contra Relevo (Contre-relief, 1959), qui clôt le parcours en même temps que sa décennie picturale, traduisent ici le double mouvement paradoxal qui caractérise son œuvre : un accomplissement de la peinture enchevêtré à l’annonce de son éclipse. Jouant avec la surface de la toile de son Contre-relief, l’artiste annonce qu’une autre dimension l’attire : celle d’un espace entier, d’un volume au sein duquel le regardeur s’agite dans une relation concrète aux objets.
En explorant les prémices de cette attraction pour l’espace dans son amour de la peinture, l’exposition du Museo Guggenheim documente, en l’affinant, la compréhension d’une œuvre majeure du XXe siècle qui, dans sa variation même, a toujours cru en la force des formes pour soutenir les regards fuyants et muscler les corps inquiets.
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« Lygia Clark. La pintura como campo experimental, 1948-1958 », 6 mars - 25 octobre 2020, Museo Guggenheim Bilbao, 2,avenida Abandoibarra, 48009 Bilbao, Espagne.