Plongée dans la pénombre, l’exposition « Résonances » s’ouvre sur une double vision de l’univers : un dialogue entre deux tableaux de sable et d’ocre, le Récit de terre de Jean Dubuffet et un rectangle sombre de Rover Thomas Joolama, entouré d’une bande brune et de points blancs. Cette exposition a quelque chose de l’évidence. Elle est née d’un dialogue entre deux sœurs, Bérengère et Garance Primat, l’une passionnée d’art aborigène, l’autre par un art contemporain lié à la nature et au cosmos. Dans cette famille, la création a sa place depuis longtemps, souvent d’ailleurs à travers des femmes, remarquables collectionneuses – Dominique de Ménil et Anne Gruner Schlumberger, notamment.
« L’exposition n’est pas scientifique et n’a pas pour objectif de mettre les objets dans des cases ni de montrer des influences. La visite se fait d’ailleurs sans cartels ni livret, tout juste ponctuée par quelques citations d’artistes sur les murs », explique Georges Petitjean, historien d’art et conservateur de la collection Opale, co-commissaire de l’exposition. Le parcours est plutôt le fruit de regards poétiques portés sur des objets par Hervé Mikaeloff, Ingrid Pux, disparue brutalement quelques semaines avant l’inauguration, et lui-même. Au fil de la visite, Bérengère Primat souligne les nombreuses associations qu’Ingrid Pux lui avait proposées, intuitives et justes, comme celle d’une sculpture en albâtre et en feuille d’or d’Anish Kapoor avec un panneau de Johnny Warangkula Tjupurrula, Rêve grotte, l’œuvre la plus ancienne de l’exposition.
L'art aborigène, une découverte récente
C’est en 2002 que Garance Primat voit pour la première fois des œuvres d’art aborigène dans une exposition au Passage de Retz, à Paris. Entraînée par Arnaud Serval, passionné de l’Australie et aujourd’hui son ex-mari, elle découvre ce pays où, chaque année depuis, elle rend visite à des communautés avec lesquelles elle a tissé de véritables liens. Elle a aussi rassemblé, en une vingtaine d’années, plus de mille œuvres du Désert central comme du nord du pays, achetées en grande partie auprès de coopératives locales. Ces peintures sur toile ou sur écorce évoquent les « rêves », contes transmis de génération en génération depuis près de soixante mille ans. « Ce sont, dit-elle, des images d’un présent éternel. » Auparavant, ces motifs vibrants, souvent composés de petits points de pigment, n’existaient que sur les corps ou dans le sable pour des cérémonies. Il a fallu attendre 1967 pour que les Aborigènes soient reconnus comme des citoyens australiens. La production de ces objets qualifiés d’ « art contemporain aborigène » a commencé en 1971. En dépit de l’intérêt croissant que leur porte le marché de l’art et les institutions – la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, exposera l’an prochain Sally Gabori, présente dans « Résonances » –, ces œuvres conservent de nos jours encore une grande part de secret.
La Fondation Opale a été inaugurée en 2019 afin de montrer ces objets au plus grand nombre, selon leur vocation première, comme le souligne Bérengère Primat, sa fondatrice. Construit en 2013 pour abriter la Fondation Pierre Arnaud, le bâtiment accroché à la montagne, face au lac du Louché, a été repris par la collectionneuse après la fermeture rapide de cette dernière. Une extension est prévue dans les années à venir, pour y installer une bibliothèque, un centre de recherche et des archives internationales de toutes les expositions d’art aborigène. En 2020, la Fondation a soutenu la Biennale de Sydney, dont le commissariat était assuré pour la première fois par un artiste aborigène, Brook Andrew.
Même à l’époque des avant-gardes, l’art aborigène est resté très ignoré par rapport à l’art d’Océanie ou de Papouasie, raconte encore George Petitjean. Tout au plus connaît-on une photographie de Pablo Picasso avec un boomerang, quelques objets sur le Mur d’André Breton et des sources indiquant que Paul Klee aurait vu des objets aborigènes à Zurich. En 1989, l’exposition « Magiciens de la terre » au Centre Pompidou, à Paris, apparaît comme un coup de tonnerre. Ce n’est que beaucoup plus tard que certains artistes s’intéressent à ces productions, comme Sol LeWitt, très marqué par le travail de Ronnie Tjampitjinpa à la Biennale de Venise en 1997 – à la Fondation Opale, leurs œuvres sont d’ailleurs montrées en regard.
La plupart de ces œuvres aborigènes sont des représentations d’un pays et, par extension, de l’univers. « Leur territoire ne leur appartient pas, ils appartiennent à leur territoire », explique Bérengère Primat. C’est là le lien tout naturel avec la collection de sa sœur, Garance Primat, qui a repris le Domaine des Étangs, près d’Angoulême, transformé en hôtel par leur père. Collectionneuse d’objets ethniques, de minéraux et de bandes dessinées, celle-ci s’est intéressée à l’art contemporain dans le but d’y montrer des œuvres dans les espaces communs et dans un lieu d’exposition. Sa devise semble être de prendre le temps de la nature, et les œuvres qu’elle choisit s’en font l’écho.
Une partition naturelle
De la figuration de la nuit immémoriale à l’apparition de l’être premier, l’exposition se déroule en plusieurs chapitres. Les moments les plus marquants sont la rencontre entre Ground d’Antony Gormley et le Rêve homme de glace de Charlie Tararu Tjungurrayi ; les constellations de Rivane Neuenschwander et Guérir le pays de Betty Muffler Middy Mobler ; les toiles d’araignée de Tomás Saraceno et Le Site de Lissadell de Freddie Timms ; The Light of the World de Kiki Smith et Six lunes, ciel aquatique de Judy Watson, plus jeune et plus engagée politiquement sur le sort des Aborigènes. Plusieurs œuvres sont réunies autour du motif du serpent arc-en-ciel, du jeune Français Jean-Marie Appriou à John Mawurndjul, qui a participé aux «Magiciens de la terre ».
Après le très beau face-à-face entre les neuf panneaux en ocre sacrée d’Emily Kame Kngwarreye, l’une des artistes aborigènes les plus reconnues, et les quatre-vingt-quatre échantillons de terre d’herman de vries, l’exposition se conclut par des figures humaines d’Ugo Rondinone et de Lame Toby Mungatopi, évoquant la lune et le soleil. Et l’on en ressort l’esprit plein des vibrations portées par Propagation de Giuseppe Penone et Deux hommes de Murtikarlka Tjumpo Tjapanangka. On perçoit alors les qualités auditives de ces œuvres aborigènes, que l’on imagine comme des partitions des sons de la nature.
« Résonances », 14 juin 2020 - 4 avril 2021, Fondation Opale, route de Crans 1, 1978 Lens, Suisse.