La série Incidental Gestures, produite en 2011-2012 par Agnès Geoffray, concentre bien des aspects du rapport qu’elle a commencé à tisser avec la photographie, depuis la fin des années 1990, et dont le texte, au sens large, est loin d’être absent. En témoigne ce titre, Des gestes incidents, commun aux seize images, dont la narration propre reste dès lors latente – car non explicitée – et la signification, par conséquent, suspendue : en définitive, les deux principales conditions de la non-fixité des images.
Trafic d’images
Incidents, les gestes des figures qui s’y donnent à voir le sont en effet; accessoires, secondaires, accidentels nous apparaissent-ils, tant on ressent fortement l’absence de cet on-ne-sait-quoi qui les justifierait, les expliciterait ou en étayerait – en arrêterait aussi – le sens ; détachés, comme extraits, ils forment désormais des incidents, modifiant, infléchissant et surtout interrogeant le cours attendu des choses. Quant aux gestes par lesquels l’artiste intervient sur les images, quoique invisibles et parfois minimes, ils n’en ont pas moins une incidence décisive sur le fonctionnement de celles-ci et par rebond,sur notre rapport au monde. Rien d’anodin ici, en dépit du titre volontairement générique, comme dans l’ensemble de l’œuvre d’Agnès Geoffray : ni dans les opérations, foncièrement ambivalentes, qu’elle accomplit dans la matière insituable des images, entre réparation et amputation; ni dans les photographies de départ, trouvées dans différents stocks de productions anonymes, et qui, passées entre ses mains, révèlent tout le potentiel d’étrangeté qui s’y niche.
À La Trahison des images représentée par René Magritte (1928-1929), à La Subversion des images mise en scène par Paul Nougé (1929-1930), l’artiste ajoute ainsi, décuplées qui plus est par la chaîne quasi infinie de traitement que permet le numérique, la manipulation et la suspicion généralisée dont elle se paye. Pourtant, le noir et blanc, qu’elle utilise majoritairement – celui à l’évidence du document d’archive –, et la part d’enquête que comprend son approche, sur des faits historiques, des objets, des phénomènes ou encore des connaissances, tout travaille à établir une forme de vraisemblance.
Et l’on apparente assez volontiers l’artiste au Thomas du Blow-Up de Michelangelo Antonioni (1966), fouillant l’une de ses photographies à la recherche de preuves de cet événement auquel il a assisté sans le voir, traquant l’inaperçu jusqu’au vertige.
De photographie en photographie, s’installe un rapport profondément inquiet au monde, qui n’exclut toutefois ni la tendresse ni l’humour.
Archiviste de la mémoire anonyme, et donc collective, enquêtrice attentive au moindre détail devenu indice, conservatrice de petits riens insignifiants et restauratrice on ne peut plus minutieuse de leur sens, l’artiste s’avère également guidée par un goût prononcé pour l’insolite. Si les images qu’elle fabrique avec soin ont tout du vrai, celles qu’elle trouve telles quelles semblent truquées, et toutes, dès lors, sont marquées du sceau de l’instabilité, qui est, chez le spectateur, cause d’intranquillité. Alors, de photographie en photographie, s’installe un rapport profondément inquiet au monde, qui n’exclut toutefois ni la tendresse ni l’humour. Et l’on pense au protagoniste de La Jetée de Chris Marker (1962), à cet « homme marqué par une image d’enfance » et qui la poursuit jusqu’à s’y retrouver et à y rencontrer son inéluctable destin. L’emprise, qui constitue bien souvent le sujet des photographies d’Agnès Geoffray, est celle que les images exercent sur nous, et les actions auxquelles elle les soumet répondent à la façon dont elles agissent sur qui les regarde. Dès lors, les enfermer dans des boîtes en verre soufflé, hermétiques et fragiles, comme elle l’a fait dernièrement dans Les Captives, c’est à la fois les préserver de toutes les détériorations possibles et leur ôter leur charge, les mettre en valeur tout en tenant leur pouvoir à distance.
De l’icône à l’histoire
Il y va donc bien plus que d’une simple collecte, chez cette artiste qui se définit, dans une note d’intention, comme une iconographe : « Dans une posture d’iconographe, je sonde, élabore et réactive les images. Par le biais de mises en scène, de réappropriations ou d’associations photographiques ou textuelles, je révèle un univers de tensions – latentes et mystérieuses. S’élaborant souvent à partir de sources d’archives, mes propositions résultent d’un processus de reconstruction fictionnalisée. [Qu’elles soient] glanées au hasard d’un livre, d’internet ou d’archives diverses, je rejoue et réinvente les images qui nous environnent quotidiennement, amorçant ainsi des métamorphoses infinies et invitant le spectateur à reconsidérer sa mémoire. »
Iconographe, elle l’est à l’évidence, mais les histoires qu’elle illustre sont oubliées, non dites ou non encore écrites, sans paroles voire impossibles : des histoires qui s’inventent au cœur même des images. Et c’est pourquoi elle se fait aussi tour à tour retoucheuse, maquilleuse, truqueuse même. En retrouvant certains éléments dans les illustrations, elle parvient à en retourner la lecture. Par le recouvrement de quelques détails, les images recouvrent leur sens plein. Ce qui advient dans le processus, c’est l’impensé des images, que leur anonymat ou leur apparente banalité rendent plus imparables encore et plus irréductibles.
Une photographie de la série des Métamorphoses (2014-2016) est à ce titre particulièrement éclairante. Elle montre une femme les yeux grands fermés, pourrait-on dire : des doigts, elle semble se les écarquiller, comme on fait pour mieux voir, tan-dis que ses paupières restent obstinément closes. A-t-elle le don de voir les yeux fermés ou s’aveugle-t-elle à force d’essayer de voir ? On reconnaîtra volontiers en elle l’état dans lequel les clichés d’Agnès Geoffray nous plongent, entre surconscience et rêve éveillé, clairvoyance, révélation et incompréhension, et le monde qu’elles dessinent, « un monde qui aurait perdu le sommeil » (Marguerite Duras, Détruire, dit-elle, 1969). S’y forme également la question, centrale ici, de la croyance. Si, en rendant sensible aux détails, entre autres par des jeux d’échos et d’associations (dans Sutures, 2014), ces images éveillent en effet les soupçons. Force est de constater que l’on ne peut s’empêcher d’y croire, comme à ces faits divers et autres anecdotes que l’artiste collectionne, au même titre que certains objets de curiosité scientifique ou cer-tainesdonnées historiques. «Reste à savoir ce qu’il faut croire» : la pièce qu’elle a imaginée en 2017 pour un Atelier de création radiophonique, sur France Culture, se concluait sur ces mots. Fin ouverte s’il en est et qui se propage en d’innombrables questions, car quand on sait que la croyance se fabrique et se dirige, qu’est-ce qui, malgré tout ou malgré nous, nous porte à croire encore?
« Agnès Geoffray » , FRAC Auvergne, 6 rue du Terrail, 63000 Clermont-Ferrand