En 2016, « Frédéric Bazille, la jeunesse de l’impressionnisme » au musée Fabre, à Montpellier, puis au musée d’Orsay, avait un parfum pour le moins juvénile, tragique aussi. En réunissant un important appareil documentaire et, surtout, la quasi-totalité de l’œuvre de l’artiste arraché à la vie sur le champ de bataille en 1870, à 28 ans, les commissaires donnaient un coup de pied dans la fourmilière, nous obligeant à repenser notre construction sensible et intellectuelle de la genèse de l’impressionnisme. La puissance manifeste du colocataire d’Auguste Renoir et de Claude Monet avait quelque chose de déroutant, alors que, jusqu’à présent, sa célébrité lui venait de tableaux desquels il était le protagoniste et non l’auteur, L’Atelier de Bazille d’Édouard Manet (1870) ou Frédéric Bazille peignant à son chevalet de Renoir (1867). Résolument impressionniste donc, Bazille a fait son entrée avec cent quarante ans de retard dans le panthéon dominé par ses amis.
Avec James Tissot, le commissaire associé de l’exposition Bazille, Paul Perrin, est bien décidé à donner un nouveau coup de pied dans une autre fourmilière. Aux côtés de Marine Kisiel et Cyrille Sciama, il entend faire oublier les récits de l’histoire de l’art qui le catégorisent comme impressionniste manqué. Car, pour les trois chercheurs français, Tissot n’était pas un impressionniste ! Pour preuves les sources d’archives inédites découvertes dans une collection particulière en Franche-Comté et l’étude systématique de la réception critique de l’artiste. La mise à jour du livre de raison (de comptes) de Tissot, dont une copie a été retrouvée par Marine Kisiel et Paul Perrin, devrait aussi permettre de tordre le cou à l’idée selon laquelle Tissot aurait été un peintre commercial, contrairement à ses rivaux impressionnistes. Exit aussi les mauvaises langues qui colportaient l’idée selon laquelle il aurait adopté le prénom « James » par anglophilie à son arrivée à Paris, puisqu’il se faisait appeler ainsi dès l’âge de 11 ans. En remettant à plat tout ce que l’on sait du peintre, les chercheurs français parviennent à casser l’image du dandy trop éclectique pour figurer dans la grande histoire de l’art. D’après Paul Perrin, « la variété de sa production ne laisse pas deviner, pourtant, une certaine cohérence. De la fin des années 1850 à la fin de la décennie suivante, Tissot met patiemment au point un répertoire de sujets et une manière de peindre qui est aussi une “manière de voir”, selon les mots d’Alfred de Lostalot, premier biographe de l’artiste. » Et Marine Kisiel de renchérir : « Il semble que Tissot se moque à bien des égards, en définitive, du high et du low, de la convenance académique et des styles nationaux, des supports nobles et des pratiques communes, du goût élevé et des ferveurs populaires. » Ni académique, ni impressionniste, indépendant de Paris à Londres et de Londres à Paris, on vous dit !
Tissot se moque du high et du low, de la convenance académique et des styles nationaux, des supports nobles et des pratiques communes, du goût élevé et des ferveurs populaires
Les français à la manœuvre
Longtemps, les recherches sur l’impressionnisme ont occupé le haut du pavé des deux côtés de l’Atlantique. Aujourd’hui, les Américains se font plus rares, à l’exception de figures comme George Shackelford ou de chercheurs plus jeunes, tels André Dombrowski, Scott Allan, Simon Kelly – qui travaille sur la ruralité et le paysage du XIXe siècle –, Nicole Myers – dont les recherches portent sur le nu chez Gustave Courbet, mais aussi sur Berthe Morisot – ou encore Esther Bell, co-commissaire de l’exposition « Renoir, the body, the senses » à New York l’an dernier.
Une jeune génération de chercheurs français est aux commandes. La plupart n’ont pas vu « Impressionnisme. Les origines (1859-1869) », présentée par Henri Loyrette et Gary Tinterow au Grand Palais (Paris) et au Metropolitan Museum of Art (New York) en 1994, mais ont visité « L’Impressionnisme et la mode » en 2012 au musée d’Orsay, qui démontrait qu’une autre histoire de l’impressionnisme est possible, loin des récits traditionnels et des monographies. Cette génération, souvent passée par les classes de Sylvie Patry à l’École du Louvre ou celles de Ségolène Le Men, Pierre Wat, Bertrand Tillier à l’université, impose de nouveaux paradigmes. Les études sur la réception critique des ténors de l’impressionnisme sont nombreuses : Hadrien Viraben vient de soutenir sa thèse sur l’historiographie de l’impressionnisme dans la première moitié du XXe siècle; récemment, Emma Cauvin a présenté la sienne, intitulée « Monet au XXe siècle. Légende, magie, désordre (France, 1900-1931) » ; Olivier Schuwer travaille sur impressionnisme et symbolisme; Matthieu Leglise a aussi soutenu une thèse sur la fortune critique de Manet au XXe siècle. Côté musées, outre la thèse soutenue par la restauratrice Bénédicte Trémolières sur la matérialité des cathédrales de Monet, les conservateurs ne sont pas en reste, au musée d’Orsay mais aussi au musée Marmottan-Monet. La qualité des échanges lors de récentes journées d’étude ou de colloques démontre encore le dynamisme de l’école française.
Connu, trop connu ?
Si la surabondance des publications depuis une quarantaine d’années peut laisser supposer que tous les pans de l’histoire de l’impressionnisme ont été étudiés, il n’en est rien. Lors du débat entre Marianne Alphant, Hollis Clayson, Richard Thomson et André Dombrowski publié dans la revue Perspective de 2016 – « Impressionnisme(s) aujourd’hui » –, plusieurs clés avaient été révélées. Pour Richard Thomson, de l’université d’Édimbourg, l’histoire sociale de l’art a certes approfondi notre compréhension de l’impressionnisme, mais elle a eu «s es angles morts, sa propre terra incognita » : « Est-ce parce que l’histoire de l’art n’accepte que certains artistes dans son giron? Est-ce dû au fait que la truculence de Cézanne en tant que peintre en appelle à d’autres systèmes d’analyse, ou que l’œuvre de Guillaumin n’est pas d’une qualité suffisante pour que l’on s’y intéresse ? Ou bien l’histoire sociale de l’art requiert-elle trop de données pour pouvoir considérer certains projets artistiques, auquel cas le peu de statistiques applicables à la production de blé de Fresselines n’offrirait pas les fondements nécessaires à l’étude des toiles de Monet figurant la Creuse? Autrement dit, l’histoire sociale de l’art n’a-t-elle pas été trop exclusive dans son objet d’étude, ou offre-t-elle toujours des perspectives intéressantes aux spécialistes ? »
D’où peut-être le retour nécessaire des études de style, suggère le co-commissaire de l’exposition de 2016 au musée d’Orsay, « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910 », qui propose aussi de prendre du recul: « Voir l’impressionnisme au prisme des questions de classe et de genre a été bénéfique mais s’avère désormais un peu obsolète; pour les jeunes chercheurs, ces préoccupations semblent être celles d’une génération antérieure. Une nouvelle génération arrivera certainement avec ses propres préoccupations idéologiques, et celles-ci pourraient bien s’avérer être utiles. Il est peut-être trop tôt pour les identifier mais, si elles ne négligent ni l’étude attentive des œuvres d’art ni celle des preuves historiques, et si elles évitent l’afféterie des modes intellectuelles, elles seront certaine-ment intéressantes. »
Quatre ans et quelques soutenances de thèse plus tard, force est de constater que ces Français de la « nouvelle génération » s’apprêtent à mener la danse, grâce à la recherche de sources jamais exploitées, à la mise au jour d’une autre littérature artistique, mais aussi en raison de leur rapport très particulier aux œuvres. Reste l’énigme Renoir, qui pâtit toujours d’une mauvaise réputation, due en partie à son abondante production artistique, ainsi qu’aux mauvaises habitudes de prendre pour acquis les premiers éléments de biographie sur son œuvre… Il y a fort à parier qu’un Français relèvera le défi… Reste enfin le mot même « impressionniste », qui écrase et oriente la perception de l’œuvre complète d’un Tissot ou d’un Caillebotte, et masque les liens entre les artistes qui en sont et ceux qui n’en sont pas…
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« James Tissot. L’ambigu moderne », dates à définir, musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris.