Le départ de Warren Kanders de la vice-présidence du Whitney Museum of American Art, à New York, après plusieurs mois de manifestations, oblige aujourd’hui les musées américains à être transparents quant à la composition de leur conseil d’administration, une question autrefois essentiellement « interne ». Des directeurs d’institutions contactés par The Art Newspaper redoutent en conséquence que les principaux contributeurs aux musées américains refusent désormais d’effectuer des dons, par crainte de faire face à la controverse.
Bien que les musées américains soient largement tributaires de la philanthropie privée, aucune directive ne les aide à nommer les membres de leur conseil d’administration ou à décider quel type d’administrateur ils peuvent accepter ou doivent éviter. L’Internal Revenue Service et les procureurs généraux contrôlent les comptes des musées pour s’assurer que leur financement est utilisé dans l’« intérêt général » plutôt que pour un enrichissement personnel, mais chaque musée est libre de mettre en place ses propres procédures internes et son code de déontologie. Les professionnels du domaine ne voient pas de consensus à l’horizon sur cette question.
Des actions en justice décisives
« Nous n’avons pas élaboré de liste d’industries ou de stratégies d’investissement acceptables ou non, nous a déclaré Daniel Weiss, président-directeur général du Metropolitan Museum of Art (Met) de New York. Nous examinons plutôt les personnes avec lesquelles nous travaillons de manière générale afin de mieux comprendre qui elles sont, quelles sont leurs motivations pour collaborer avec nous, quels sont leurs antécédents. Notre objectif n’est pas de soumettre chacun à une sorte de test décisif de haut niveau pour déterminer s’il est apte à devenir un donateur potentiel. »
« Pour les personnes privées, il est clair qu’il existe des critères, ajoute Daniel Weiss. Nous n’accepterions pas de dons de grands criminels, ni d’organisations indignes qui porteraient atteinte à nos propres valeurs ou à nos missions. Dans le même temps, nous sommes fondamentalement soutenus par le mécénat et nous fonctionnons sur la base de la philanthropie. C’est le modèle américain. »
« nous sommes fondamentalement soutenus par le mécénat et nous fonctionnons sur la base de la philanthropie. c’est le modèle américain. »
La décision de se séparer d’un bienfaiteur est le plus souvent motivée par des préoccupations juridiques. En 2002, par exemple, L. Dennis Kozlowski, collectionneur et ancien directeur général de Tyco International, a été révoqué du conseil d’administration du Whitney Museum après avoir été mis en examen pour fraude fiscale liée à l’achat d’œuvres d’art. Il a finalement été reconnu coupable de crimes financiers.
Après des mois de manifestations menées par l’artiste Nan Goldin pour dénoncer les liens de la famille Sackler avec la vente d’opioïdes – et des actions en justice intentées par les gouvernements de plusieurs États –, le Met a annoncé suspendre l’acceptation de dons de membres de la famille accusés de profiter de la fabrication de l’OxyContin, un médicament qui aurait entraîné une crise de la dépendance aux États-Unis. Cependant, Safariland, la société dirigée par Warren Kanders, qui fabrique notamment les cartouches de gaz lacrymogène dispersé sur les demandeurs d’asile à la frontière américano-mexicaine, n’est accusée d’aucune infraction à la loi. Le problème est en l’occurrence éthique.
« L’examen minutieux des sources de financement des musées ne disparaîtra pas, il va probablement plutôt s’intensifier dans les années à venir », a déclaré Laura Lott, présidente et directrice générale de l’American Alliance of Museums. Mais l’organisation n’émet aucune recommandation concernant le type de financements non acceptables pour ces institutions. Selon Laura Lott, « les musées doivent prendre des mesures et mettre en place des procédures transparentes pour faire en sorte que les sources de financement actuelles et futures soient diversifiées – pour ne pas dépendre excessivement d’une source unique– et en cohérence avec leur mission ».
L’American Association of Museum Directors (AAMD), qui publie des recommandations de bonne pratique, par exemple sur la cession des œuvres d’art (deaccessioning) à destination des dirigeants de ses deux cent vingt-sept musées membres à travers les États-Unis, n’a pas publié de conseils concernant les sources de financement acceptables. La manière dont un administrateur gagne son argent peut être perçue différemment d’une région à l’autre du pays, a déclaré la directrice générale de l’AAMD, Christine Anagnos. Par exemple, le soutien de l’industrie pétrolière et gazière pourrait être plus facilement accepté au Texas qu’en Californie. « C’est pourquoi je considère que cette question n’est pas passagère; elle est compliquée car les perspectives et les communautés sont diverses », affirme Christine Anagnos.
Une philanthropie désormais surveillée par le public
Les musées doivent également veiller à un équilibre entre les considérations éthiques liées à l’argent qu’ils acceptent et les avantages qu’ils en tireront. « À moins que vous ne soyez prêt à faire face à de réels revers, il sera difficile de trouver un soutien entièrement issu de sources irréprochables », déclare Maxwell Anderson, qui a dirigé le Whitney Museum de 1998 à 2003. Ainsi, au cours de son mandat, le musée a bénéficié du soutien du géant du tabac Altria et disposait même d’un espace d’exposition satellite au siège de la société à New York. « Même si cela me faisait mal d’être complice, je savais aussi que l’argent donné par Altria nous servait à accomplir notre mission », dit-il.
Adam Weinberg, le directeur actuel du Whitney Museum, souligne à quel point la philanthropie est essentielle pour les missions d’un musée. « Les musées sont des institutions fragiles, qui dépendent d’un soutien privé continu pour jouer un rôle plus essentiel que jamais dans notre société », a-t-il déclaré, ajoutant que si le musée « surveille attentivement la situation », il n’y a pas de raison que ce support ne perdure pas. Et d’ajouter : « Cependant, nous ne voudrions pas que ceux qui souhaitent soutenir nos efforts visant à présenter le travail d’artistes américains à un large public soient découragés de le faire ».
Tandis que les musées dépendent de plus en plus de la philanthropie privée pour la poursuite de leurs activités, le public se préoccupe aujourd’hui de l’origine de leurs financements. « Les musées se sentent naturellement “coincés”, déclare Andras Szanto, consultant en politique culturelle et en philanthropie dans le domaine des arts. Il est difficile de satisfaire toutes les sensibilités et toutes les personnes. Les critiques en question sont désormais publiques, alimentées par les réseaux sociaux. Et il n’y a pas de feuille de route communément acceptée. »
« nous avons la responsabilité de travailler avec des donateurs qui respectent les lois et les valeurs de notre société, et d’investir nos ressources de manière compatible avec notre mission de service public. »
Si les controverses sur l’acceptation des fonds portent principalement sur l’origine de la richesse des donateurs et sur le parrainage des entreprises, les musées peuvent également être critiqués pour leurs propres investissements. Par exemple, le Museum of Modern Art, à New York, a récemment été vilipendé par des manifestants parce que son fonds de pension avait investi dans des prisons privées. Selon David Weiss, « la plupart des institutions font très attention quand elles placent leur argent. Beaucoup, par exemple, n’investiront pas dans des entreprises d’armes à feu ou dans des organisations qui, à leur avis, exercent des activités contraires à leur mission. Cela dit, et c’est là que les choses se compliquent, la plupart des fonds dans lesquels nous investissons sont généraux : nous ne savons pas où va l’argent. [Les fonds indiciels] peuvent très bien placer leur argent dans l’alcool, les combustibles fossiles ou les armes, sans que nous ne le sachions nécessairement. »
La nécessité d’une transparence responsable
« Nous avons la responsabilité de travailler avec des donateurs qui respectent les lois et les valeurs de notre société, et d’investir nos ressources de manière compatible avec notre mission de service public, ajoute Daniel Weiss. Notre rôle est de mettre en valeur les beaux-arts auprès du public, et non de dire ce que devrait être notre politique en matière de contrôle des armes à feu, de consommation d’alcool ou de stratégie d’investissement. C’est donc une considération secondaire, mais elle n’est pas sans importance. »
Depuis la démission de Warren Kanders, la question s’est posée de savoir si les musées seront plus regardants quant aux personnes siégeant dans leur conseil d’administration. Mais selon Maxwell Anderson,« la considération la plus sérieuse est de savoir si des gens qui ont des moyens seront écartés ». « Il reste à mesurer quelles seront les conséquences de l’incident concernant Kanders, estime David Weiss. Si l’on pense aux célèbres philanthropes qui ont contribué à la création de nombreuses institutions dont nous sommes familiers, il s’agit de personnes dont les activités professionnelles pourraient être critiquées aujourd’hui, d’Andrew Carnegie à John Rockefeller. C’est une chose très saine que les gens en parlent, mais il est dangereux de réagir trop vite et d’écarter des personnes dont l’activité ne correspondrait pas à ce qui est acceptable pour l’opinion publique. » « Chaque institution doit pouvoir expliquer de manière convaincante d’où vient l’argent et pourquoi, conclut David Weiss. Je pense que le public a le droit de poser cette question, et nous avons l’obligation d’y répondre. »