Moi, Solomon D. Butcher, j’ai eu, au printemps 1886, une illumination qui m’a empêché de dormir plusieurs jours et obligé à prendre de la morphine pour trouver enfin le repos.
À presque 30 ans, installé dans le Nebraska depuis 1880, j’étais criblé de dettes, aux abois, incapable de gagner ma vie. J’avais été représentant de commerce dans l’Ohio, mais les villages, les hameaux ou les fermes isolées du Nebraska ne se prêtaient pas à ce métier que, de toute manière, je ne voulais plus exercer. Comme les autres colons, pionniers ou migrants – appelez-nous comme vous voudrez –, j’étais arrivé de la côte Est avec ma famille, attiré vers l’Ouest par le Homestead Act d’Abraham Lincoln : il suffisait de passer cinq ans sur une terre et d’y construire une maison pour s’en déclarer le propriétaire légal.
En mars de cette année-là, 1880, mon père, mon frère, mon beau-frère et moi avions quitté l’Ohio dans deux chariots bâchés pour chercher fortune en direction des Montagnes Rocheuses et de la lointaine Californie dont nous rêvions tous. Pourquoi, après avoir traversé l’Indiana, l’Illinois, l’Iowa, nous sommes-nous arrêtés dans le Nebraska, je ne m’en souviens pas, mais ce que nous y avons découvert était le contraire de notre rêve : un paysage ingrat et nu, balayé par des vents incessants ; un hiver d’une brutalité inouïe, des blizzards glacés ; en été, un soleil de plomb, une chaleur caniculaire, aucune pluie pendant des mois. C’est pourtant là, dans le comté de Custer, que mon père, Thomas Jefferson Butcher, a décidé de s’arrêter au bout de sept semaines de voyage et de tribulations diverses. Il voulait devenir agriculteur. Moi pas, pour rien au monde. Au lieu de poursuivre vers la Californie, je suis retourné à Minneapolis afin d’entamer des études de médecine, abandonnées au bout de six mois. Mais j’ai ramené dans le Nebraska une épouse, Lillie, veuve depuis peu et infirmière diplômée, rencontrée à la faculté de médecine. Je n’étais pas allé à Minneapolis pour rien.
J’ai alors construit notre première maison sur le terrain que j’avais choisi, près du siège du comté, Broken Bow, pile au centre de l’État. L’arc brisé, c’était un arc indien trouvé par un colon dans son champ. À défaut d’un nom plus optimiste, les quelques centaines d’habitants du village avaient choisi celui-là.
Notre première maison : une sorte d’abri enterré, de terrier ou de caverne dont le toit arrivait à hauteur du genou, un abri bâti avec ce que j’appelle «les briques Neb», des plaques de terre découpées à même le sol des Grandes Plaines, dans les racines intriquées des hautes herbes qui poussaient là depuis des millénaires. C’est comme l’écume de la mer, mais une écume noire, compacte, un fouillis d’algues aussi dures que du bois. À de rares exceptions près – l’hôtel de ville de Broken Bow par exemple –, les murs et les toits en pente de toutes les maisons de la région étaient bâtis avec ces briques noires. Dès que la neige fondait, en avril ou mai, l’herbe et les fleurs poussaient sur ces fermes soudain transformées en jardins surélevés, verticaux, parfois en d’énormes bouquets dont l’aspect pimpant, presque festif, contredisait l’incroyable dureté de la vie des pionniers. À l’intérieur de ces grottes enfumées, j’ai même vu des murs donnant au sud couverts d’un tapis régulier de fleurs, comme du papier peint, un luxe inconnu des fermiers misérables de la région. Ce n’était pas le cas dans notre terrier, à Lillie et moi, où même en plein midi, au cœur de l’été, il fallait allumer une lampe à pétrole pour y voir clair.
Je me suis improvisé instituteur et, grâce au peu d’argent que je pouvais mettre de côté, j’ai ouvert le premier studio de photographe du comté de Custer. Pour mes portraits, j’utilisais comme fond une vieille bâche de chariot pleine de trous et rongée par les rats. J’ai suspendu cette bâche à des ressorts de matelas et je tirais dessus pour qu’elle oscille et que ce mouvement gomme ses défauts durant la prise de vue en pause longue. Mais les commandes étaient rares, et j’ai dû adjoindre un bureau de poste à mon studio de photographe, où je vendais des timbres. L’argent ne rentrait toujours pas, les factures s’accumulaient, j’ai bientôt eu deux enfants à nourrir. Lillie se demandait souvent pourquoi elle avait quitté une ville aussi sophistiquée que Minneapolis pour «s’enterrer», au sens propre, à la campagne. En plus de mes activités de photographe et de postier, j’ai dû me résoudre, la mort dans l’âme, à travailler comme ouvrier agricole pour mon père.
C’est alors que moi, Solomon D. Butcher, né en 1856 en Virginie et bien décidé à ne devenir ni paysan ni représentant de commerce, j’ai eu mon illumination. Au printemps 1886, je me suis senti si exalté que j’en ai perdu le sommeil, et seules les piqûres de morphine m’ont permis de dormir. Ma berlue résultait-elle du réveil de la nature, des herbes qui poussaient dru et métamorphosaient les plaines en un immense océan où les fermes isolées se dressaient comme des îles luxuriantes ou des navires à l’ancre, soudain couverts de fleurs? Ou bien ma folie s’expliquait-elle par l’amour que, contrairement à toute attente, j’éprouvais maintenant pour ces étendues désolées, oubliées de Dieu, et pour ses frustes habitants, dont la plupart renonçaient vite à revendiquer ces terres ingrates, que d’autres cultivaient malgré tout avec une obstination surhumaine ? Bref, j’ai découvert ma vocation et le moyen de devenir enfin riche : j’allais écrire une histoire illustrée du comté de Custer pour rendre hommage aux pionniers du Nebraska, à ces gens qui étaient mes voisins et, pour certains, mes amis.
Toutes les pages que j’ai ensuite rédigées au fil des années et tous mes tirages ont été détruits lors d’un incendie qui a ravagé la nouvelle maison en terre que j’avais construite pour y loger ma famille ainsi que mes archives. Mes négatifs sur plaques de verre ont été épargnés par le feu, car par prudence je les conservais dans le chariot que mon père, enfin convaincu du sérieux de mon entreprise, avait bien voulu me prêter pour m’aider dans ma nouvelle profession de photographe itinérant. Mon projet d’histoire illustrée s’est alors réduit aux illustrations. Mais quelles photographies !
Les visages des hommes étaient semblables au paysage : noirs sous l’horizon des sourcils, blancs au-dessus. Le vent, le soleil, les intempéries leur avaient tanné et assombri les joues, le nez, le menton, accordant à leur peau une texture aussi dure et compacte que les murs en terre devant lesquels je les faisais poser avec leur famille. La plupart ôtaient leur chapeau pour un rituel dont ils ignoraient tout, mais dont ils soupçonnaient le caractère exceptionnel. Je me rappelle ma stupéfaction quand Charles Blakeman a retiré son galurin usé et tout effiloché, révélant, comme les autres paysans que j’ai photographiés, un front et des tempes d’une blancheur de neige, aussi immaculés que le ciel d’où, ce jour-là, tombait une lumière implacable.
Si les hommes restaient en tenue de travail, certains mettant parfois une chemise blanche, sans doute la seule qu’ils possédaient, les femmes enfilaient souvent leur robe du dimanche pour ces séances de pose. Tous associaient la photographie aux cérémonies marquantes de la vie – baptême, mariage, décès – et ils tenaient à faire bonne figure, même si la plupart ne comprenaient pas pourquoi je leur demandais de rester longtemps immobiles devant leur masure. Ils me faisaient confiance, car j’étais l’un des leurs, comme eux arrivé quelques années plus tôt au milieu de nulle part dans l’espoir de repartir de zéro et d’entamer une vie nouvelle. Le sous-sol du comté de Custer ne recelait ni or, ni argent, ni pétrole, nous le savions tous, mais à force de labeur et de privations ces ranchers et ces agriculteurs pensaient au moins éviter de mourir de faim.
À l’ouest du hameau de Merna, près de Broken Bow, Charles Blakeman a fait avancer les deux grands chevaux noirs de son attelage devant une fenêtre de sa maison en terre noire. Il a sorti deux chaises dans l’herbe, pris place sur l’une avec son cadet, tandis que son épouse Jenny s’installait sur l’autre avec le benjamin, et l’aîné lui serrait le bras craintivement, en me dévisageant avec méfiance comme si j’étais un Indien menaçant sa famille. Jenny était sur son trente-et-un, avec sa belle robe boutonnée jusqu’au col, ses longs cheveux ramenés avec soin sur la nuque, le visage grave d’une femme regardant passer un convoi funèbre.
Même lorsqu’ils faisaient semblant de jouer du violon ou qu’ils levaient un verre comme pour trinquer avec moi, tous arboraient une expression lugubre qui semblait trahir et déplorer muettement l’inimaginable dureté de leur vie. J’ai mis du temps à le comprendre, peut-être un ou deux ans : s’ils se pliaient de plus ou moins bonne grâce à mes directives de metteur en scène, ils exigeaient en retour que je témoigne de ce qu’ils enduraient tous les jours, la neige, la glace, la canicule estivale, les violentes tempêtes, le désert infini des Grandes Plaines, l’isolement, la pauvreté, l’avenir incertain. Eux-mêmes n’arrivaient pas à croire tout à fait aux épreuves qu’ils affrontaient, je devais leur confirmer qu’ils ne rêvaient pas, apporter, surtout aux femmes, la preuve photographique que cette vie terrible passée dans des maisons qui ressemblaient à des tombes, sur des terres arides où ne poussait presque aucun arbre, était bien réelle.
Je demandais à certains de sortir à l’air libre tout le contenu de leur logement. Je voulais voir, et continuer à voir sur mes plaques de verre et sur mes tirages, l’étendue du désastre, les limites de leur bonheur, le dérisoire inventaire de leurs biens. Ainsi, à mi-chemin entre Grand Island et North Platte, John Curry et sa femme Velma sont debout devant leur porte ouverte surmontée de cornes de bœuf, de bois d’élan ou de cerf, censés éloigner les coyotes en maraude. John tient une fourche verticale aux dents pointées vers le ciel éblouissant, Velma a la main posée sur le dossier d’une chaise branlante ; près du puits, il y a une vache, quelques chiens, un attelage de deux chevaux noirs dont l’un a une étoile blanche au front. Devant la façade de leur masure, bien visibles et espacés, ils ont disposé un seau en fer galvanisé, une cage contenant des canaris, un rocking-chair supportant une serviette, la table où ils mangent et jouent peut-être aux cartes le soir, des plantes malingres poussant dans des boîtes de conserve, un ou deux coffres, un balai, des vêtements, le genre de grande guirlande circulaire qu’on met sur la porte le jour de Noël ou sur une tombe après un enterrement. On dirait un vide-grenier. Il n’y a ni enfants ni grands-parents. Seul le lit manque. Le berger allemand couché aux pieds de John me regarde comme si c’était moi la bête curieuse.
Une autre photo, prise à l’est de Broken Bow, montre un homme à la barbe charbonneuse et au front blême, une femme en robe de deuil, un bébé dans une espèce de chaise basse, encore un puits, des chiens, mais les deux chevaux attelés sont blancs, il y a des cochons, des poules, quatre ou cinq arbres chétifs devant la maison aux briques noires comme du basalte, une lumière étale de scène de théâtre, et chacun prend la pose qu’il peut face à cette machine inconnue. Sur une autre image encore, à côté d’une éolienne et d’un couteau planté dans une pastèque, un chien qui a bougé est affublé de deux têtes. On voit aussi une vache debout sur le toit d’une maison encastrée dans une colline, des machines à coudre ou bien un orgue à pédale installé dans l’herbe, auquel s’accoude Mme Hamilton, si gênée d’habiter une maison en terre qu’elle a refusé de se faire photographier devant.
Un jour, pour dissimuler une tache sur un négatif mal développé, j’ai dessiné à la place un dindon perché sur le toit d’une ferme. Quand j’ai offert un tirage au paysan, il a ouvert de grands yeux et m’a dit : «J’ai jamais élevé de dindons, Solomon ! » «La photographie ne ment pas, Abe», lui ai-je rétorqué. D’abord perplexe, il a fini par se convaincre qu’il avait bel et bien élevé des dindons et que sa mémoire lui jouait des tours. J’ai fait d’autres trucages sur la plaque de verre du négatif : des incisions et des mouchetures minuscules évoquaient soit les nuées de sauterelles qui s’abattaient souvent sur les maigres récoltes, soit des vols de canards qui eux aussi filaient trop vite dans le ciel pour que ma pause longue puisse les saisir. J’ai même rajouté des arbres sur des collines rases afin d’adoucir l’âpreté des paysages. Mais toutes ces années, je suis resté fidèle à mon illumination de 1886 : je voulais garder une trace de ce qui, je le savais, allait disparaître ; je voulais témoigner du courage et de l’abnégation de cette race nouvelle d’hommes et de femmes aventurés en pays hostile.
Je ne me suis pas enrichi, loin de là. Je passais souvent la nuit chez les fermiers que j’allais photographier, en échange de quoi je leur donnais un tirage. J’ai fabriqué quelques cartes postales et des almanachs de mes images, pas assez pour gagner ma vie. Au début du siècle suivant, j’ai fini par céder toutes mes archives – plus de trois mille négatifs, dont mille des maisons en terre – à une institution américaine qui m’en a seulement donné six cents dollars. Ensuite, pour mon malheur, je suis redevenu voyageur de commerce, cette fois au service d’une entreprise de grains et farines. Ça n’a pas duré. Puis j’ai essayé de vendre des terrains dans le Nebraska, sans succès là non plus. Lillie est morte en décembre 1915. J’ai inventé un « détecteur électromagnétique de pétrole » destiné aux prospecteurs, qui n’ont pas été intéressés. Qu’à cela ne tienne, en 1924, avec mes deux fils, j’ai lancé la fabrication et la distribution de « la Potion de Jouvence de Butcher » – une escroquerie, je l’avoue, un breuvage surtout composé d’alcool.
J’habite maintenant le Colorado, à mi-chemin entre le comté de Custer où j’ai longtemps vécu et la Californie où je n’irai jamais. Ma vie, j’en ai conscience, se résume à une succession d’échecs pitoyables ; mais mon plus beau fiasco, celui dont je suis le plus fier, c’est le portrait de cette génération sacrifiée dans les Grandes Plaines.