Parfois les frères Chapman ne réalisent pas certaines maquettes.
Congo, années 1990. Dans une petite cour, un groupe de soldats s’amuse avec ses prisonniers. Entourés des soldats, les prisonniers sont forcés de se battre entre eux, par groupes de deux. Ils sont parfois frappés sur la tête s’ils ne se battent pas assez violemment. Quand l’un d’eux frappe l’autre au visage, les soldats lui crient : « Plus fort ! » et le prisonnier frappe plus fort l’autre prisonnier. Les autres prisonniers attendent leur tour, en position du poirier, tête en bas, reposant sur leurs mains, jambes en l’air appuyées contre le mur d’enceinte de la petite cour.
Des tanks se sont échappés du coffre à jouets de Gérard Gasiorowski.
Irak, années 2010. Un jeune soldat a été pendu par les pieds au canon d’un tank. Des soldats l’entourent. Ils crient, l’interpellent, parlent entre eux. Certains rient à gorge déployée. Tous ont l’air très excités. Le soldat pendu par les pieds écarte les bras comme s’il allait pouvoir sauter et retomber sur ses mains. Il se balance. Il s’agite. On dirait qu’il fait la brasse. Un soldat brandit un bâton. Il donne quelques coups de bâton dans le dos du soldat pendu par les pieds. La tourelle du tank se met à tourner. Tout le monde rit. Le soldat pendu semble se concentrer sur lui-même pour tenter de garder un certain maintien. Son corps se balance comme un quartier de viande. La tourelle tourne encore et le pilote du tank se met à pousser le moteur. Aussitôt, les pots d’échappement crachent une épaisse fumée noire. La tourelle tourne maintenant vers l’arrière puis s’immobilise quand le canon se trouve juste au-dessus des pots d’échappement. Et le soldat pendu par les pieds disparaît dans l’épaisse fumée noire qui sort des pots d’échappement.
Gary Simmons n’a sans doute pas vu ces hommes à chapeau. Mais il en a vu d’autres.
États-Unis, années 1910. Une quarantaine d’hommes, de face. Tous sans exception portent un chapeau : melon (deux), feutre (huit), gibus (un), casquette (la majorité). Ils sont vêtus de costume, de manteau, de veste. La plupart portent une cravate (un homme, au premier rang, les mains dans les poches de son long manteau noir boutonné porte un nœud papillon). Le deuxième homme en partant de la droite (pantalon sombre, veste noire) porte une chemise blanche au col simplement fermé. Il pose, les mains sur les hanches, la jambe gauche légèrement tendue vers l’avant. Un seul parmi ces hommes, en pull sombre col en V, chemise blanche et large cravate, ne porte ni veste ni manteau. À l’extrême droite, deux hommes dont on ne voit que le bas du corps (pantalons sombres, chemises blanches, vestes sombres ouvertes) se tiennent debout sur une poutre posée à même le sol. À leur gauche, un homme (costume bistre, chapeau melon noir ceint d’un ruban) regarde fixement devant lui. À ses côtés, un homme (casquette bistre, veste sombre ouverte, chemise blanche, cravate noire) sourit. À ses côtés, un homme (casquette sombre, costume noir de bonne coupe, veste à revers, chemise blanche, cravate sombre à motifs clairs) sourit. À ses côtés, légèrement en arrière, un homme (feutre noir, costume noir, chemise blanche au col relevé, fine cravate noire légèrement dénouée) a passé sa main sur l’épaule du précédent. Il tient une cigarette de la main gauche. Au second rang, un jeune garçon tend le cou pour regarder la scène. Il sourit. À l’extrême droite, on aperçoit une femme (chapeau fantaisie). Au premier plan, un homme noir, entièrement nu, allongé sur un amas de planches, le corps en partie carbonisé, finit de se consumer.
Thomas Hirschhorn sait que l’on ne peut pixéliser un texte et que le collage n’est qu’une autre façon de syntaxe.
Ingouchie, années 2000. Le milicien s’approche d’un homme allongé sur le bas-côté de la route, contre un trottoir, mains liées dans le dos. Il se retrousse tranquillement les manches puis s’avance et s’agenouille sur le dos de l’homme. Il lui prend la tête par les cheveux, la tire en arrière et lui cisaille la gorge. L’homme crie. Il se mord les lèvres. Il respire bruyamment par le trou béant de la gorge. Le milicien tire la tête en arrière pour bien faire gicler le sang. Puis il la laisse retomber sur le sol et s’écarte. L’homme bouge violemment les jambes, il sursaute, semble vouloir se lever et s’asseoir. Il fait un demi-tour sur lui-même et retombe contre le sol. Les miliciens discutent entre eux. Ils plaisantent. L’homme tourne la tête et lâche un râle. Les miliciens le regardent. Il bouge encore ses bras qui sont attachés dans le dos, soulève de nouveau sa tête et pousse un grand râle. Un milicien lui détache les mains. L’homme respire encore en poussant de grands râles. Un milicien s’approche et appuie contre le visage de l’homme sa basket Gazelle Adidas.
Scène échappée d’un dessin de Léon Delarbre.
Pologne, années 1940. « Les pendus se balançaient à une grosse branche en surplomb. Une fade odeur de putréfaction enveloppait des silhouettes raidies. Leurs visages étaient bleus et gonflés, grimaçants. Aux ongles de leurs mains liées, la chair se détachait ; un liquide brun jaunâtre leur coulait des yeux et formait des croûtes sur les joues, où la barbe avait continué de pousser. Un soldat les photographiait, un autre les balançait avec un bâton. C’étaient des partisans. Nous avons ri et nous avons continué dans la forêt, sur la chaussée en rondins. »
Hors champ de 1395 Days Without Red d’Anri Sala.
Bosnie-Herzégovine, années 1990. Depuis le seizième étage d’une tour, le sniper regarde sa ville. «Je suis né ici. J’y ai vécu vingt-six ans et je ne suis pas retourné chez moi depuis quatre mois. Quatre mois que je suis soldat. Je ne suis pas content d’être un soldat. » Il s’installe à la fenêtre d’un bureau dévasté dont le store flotte au vent comme un drapeau. Il a pris une petite planche et s’en sert d’appui pour pouvoir viser avec son fusil à lunette de précision. Il vise, calmement, attend quelques secondes et tire. Puis il se remet en position de tir, il vise, calmement, attend quelques secondes et tire. Il se relève subitement, dit à l’autre sniper qui est avec lui de filer, et tous deux se replient en courant dans le couloir, prennent un escalier, descendent quelques étages. Plus bas, ils retrouvent d’autres snipers et des miliciens en treillis. Le sniper dit : « C’est la première fois de ma vie que je dois tirer sur des gens. Quand je vois un tireur embusqué, c’est comme un animal, mais c’est aussi un homme. C’est un moment vraiment terrible. Quand vous prenez un flingue et que vous devez tirer. Mais si je ne le tue pas, c’est lui qui va vouloir me tuer, moi ou une mère avec son bébé. Ce que je vois quand je vois un sniper ? » Au fond de la pièce quelqu’un dit : « Un animal. » Le sniper dit : « Non, je ne sais pas. C’est dur à dire, c’est très dur. En fait, je vois la femme morte avec son bébé dans les bras que ces chiens ont tués depuis les collines. Je vois... Non, je ne sais pas. » Il est debout, les bras croisés. Il va au fond de la pièce, se prend la tête dans les mains et éclate en sanglots en s’appuyant contre une étagère.
Les descriptions d’attaques au gaz de William Roberts sont à jamais inachevées.
Syrie, années 2010. Une petite fille est allongée sur le sol, en chemisier blanc à motifs de papillons colorés, le regard fixe, la bouche ouverte, cherchant à respirer comme un poisson sorti de l’eau, tournant lentement la tête à droite et à gauche. Un petit garçon nu, allongé sur le côté droit, immobile. Un petit garçon torse nu, les yeux fermés, la bouche ouverte, bougeant mollement la tête. Il a un garrot au bras gauche. Un jeune garçon allongé sur le sol, les yeux mi-clos, la bouche ouverte, avec une sonde dans le nez. Deux hommes allongés sur le sol, torse nu, immobiles, les yeux fermés. Trois hommes allongés sur le sol, entièrement recouverts d’une couverture d’où dépassent seulement les pieds. Une petite fille torse nu, inerte, allongée sur le sol, avec un pansement au bras. Un jeune garçon en slip et tee-shirt de footballeur allongé sur le sol en chien de fusil, le regard fixe, les yeux mi-clos avec du sang sur le bras gauche. Un bébé allongé sur le sol, emmailloté dans un peignoir blanc à capuche, les yeux fermés, la bouche ouverte. Un petit garçon allongé sur le sol à plat ventre, jambes nues, un tee-shirt bordeaux relevé jusqu’au sommet du torse, immobile. Deux hommes allongés sur le sol, en short et tee-shirt, les jambes écartées, les bras en croix, immobiles, les yeux fermés, la bouche ouverte. Un alignement d’une dizaine d’enfants, garçons et filles, allongés sur le sol, les yeux fermés, la bouche ouverte, recouverts d’un drap blanc jusqu’aux épaules. Un jeune garçon torse nu allongé sur le sol, les yeux mi-clos, la bouche ouverte. Son corps est parcouru de tremblements.
Voici ce que raconte l’un des personnages absents de la série Abou Ghraib de Fernando Botero.
Irak, années 2000. « Quand on est sortis, ils étaient en train de jeter les détenus les uns sur les autres et de prendre des photos depuis l’étage. C’est vrai, ils frappent les prisonniers, je n’ai jamais pensé que c’était bien. Personne ne croirait qu’il se passe tout ça ici, absolument personne. C’est la première fois que je vois des chiens de la police militaire, ici. Le détenu est terrorisé. L’un des policiers lâche son chien, qui mord le détenu à la jambe. Le type est complètement hystérique. Le chien mord de nouveau, il y a du sang partout. Là-bas je n’étais pas la personne que je suis aujourd’hui. Je n’étais pas non plus celui que j’étais avant. La Division des enquêtes criminelles m’a demandé : “Pourquoi n’avez-vous pas signalé ces agissements ? Ne vous ont-ils pas semblé contraires à la morale ?” J’ai répondu : “Si, mais en temps de guerre, les règles changent.” »
Jeff Wall n’a pas vu cet autre trou d’obus.
Syrie, années 2010. Dans ce qui semble être un trou d’obus gît un soldat mort. Un insurgé s’approche en criant et plonge son couteau dans la poitrine du soldat. Il taille avec effort dans le torse et finit par en extraire le cœur, sanguinolent. Il le tient dans la main, le montre aux autres en le tenant bien haut. Il rit. Il crie. Tout le monde rit. Tout le monde crie. Puis il porte le cœur à sa bouche et en arrache violemment un morceau avec les dents, le mâche et l’avale sous les cris de joie des autres insurgés.
Francisco Goya dessine l’avenir.
Rwanda, avril-juin 1994. « D’abord j’ai cassé la tête d’une vieille maman d’un coup de gourdin. Mais, puisqu’elle était déjà allongée bien agonisante par terre, je n’ai pas ressenti la mort au bout de mon bras. Je suis rentré le soir chez moi sans même y penser. Le lendemain, j’en ai coupé debout vivants. C’était le jour du massacre de l’église, donc un jour très spécial. À cause du brouhaha, je me souviens que j’ai commencé à frapper sans regarder sur qui, au hasard de la cohue si je puis dire. On était très gênés aux jambes par la bousculade et on s’entrechoquait les coudes. »
Réponse en forme de questions-réponses à la réponse à la question de l’Art Workers’ Coalition.
Vietnam, 1968.
– J’ai braqué mon fusil-mitrailleur sur eux.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’ils auraient pu attaquer.
– Il s’agissait d’enfants et de bébés ?
– Oui.
– Et ils auraient pu attaquer ? Des enfants et des bébés ?
– Ils auraient pu avoir des grenades. Les mères auraient pu les lancer sur nous.
– Les bébés ?
– Oui.
– Les mères avaient-elles les bébés dans les bras ?
– Je crois que oui.
– Et les bébés voulaient attaquer ?
– Je m’attendais d’un instant à l’autre à ce qu’ils contre-attaquent.
Les femmes nues du Massacre en Corée de Pablo Picasso sont toutes les femmes nues de tous les massacres.
Pologne, années 1940. De droite à gauche. Jeune femme brune, taille moyenne, pieds nus jambes nues jusqu’au haut des genoux, en culotte bouffante et combinaison, visage légèrement penché vers la droite, une main dégageant ses cheveux au niveau de la joue (fixe l’objectif ). Donne le bras à sa voisine, jeune fille châtain, un peu plus grande que la précédente, en combinaison, pieds nus jambes nues jusqu’au milieu des cuisses, visage de poupée (fixe l’objectif ). La droite du corps est masquée par une vieille femme légèrement plus en avant, mince, taille identique à la première jeune femme, brune, semble porter des jodhpurs et des molletières noires, visage tendu (fixe l’objectif). Tient le bras de sa voisine, jeune femme aux cheveux courts châtain clair, légèrement plus grande que la précédente, en culotte bouffante, soutien-gorge, mollets nus, portant godillots ou chaussettes (fixe l’objectif ). Derrière laquelle se dissimule une petite fille en robe droite et portant un chapeau cloche. Elle a le visage appuyé contre l’épaule de la jeune femme à sa gauche, un bras le long du corps légèrement replié. Tout autour, à même le sol, des vêtements et autres objets non-identifiables. Au loin, d’autres femmes nues, et des groupes d’hommes qui paraissent affairés autour des femmes nues et des tas de vêtements. On voit de-ci de-là des hommes en uniforme dont l’un, fusil à l’épaule, se tenant très droit, regarde nonchalamment la scène. Il attend les ordres. Paysage horizontal. Plat.
Il manque une photographie à la série Le Bonheur de Florence Chevallier.
Palestine, années 2010. Quatre jeunes garçons s’amusent sur une plage de sable fin et courent parmi des petites cabanes de pêcheurs ombragées par des toits de canisse. Il fait beau. La mer est calme. Douceur des vagues qui battent la plage avec une régularité de respiration heureuse. Venu de nulle part, mais venu avec une extrême vitesse, un missile anéantit ce paysage du bonheur.