J’ai découvert récemment l’œuvre d’Ana. J’aime beaucoup. Je connaissais déjà l’œuvre d’Andre. J’aime beaucoup. Je connaissais l’œuvre d’Andre bien avant celle d’Ana. C’est un fait. Est-ce que c’est un hasard ? Je ne crois pas. Naguère, Andre était plus connu qu’Ana. Est-ce un fait ? Ce n’est pas un hasard. Aujourd’hui encore je pense qu’Andre est plus connu qu’Ana. En tout cas, il est vivant. Un jour peut-être cela changera. L’œuvre d’Ana sera plus connue que celle d’Andre. Est-ce un souhait ? Je ne sais pas. Puis l’œuvre d’Andre et celle d’Ana seront aussi connues l’une que l’autre. C’est une supposition. Est-ce un hasard ? Je ne crois pas. En tout cas, elle est morte. Le fait est que je connaissais les sculptures d’Andre avant les vidéos d’Ana, j’avais déjà par mégarde marché sur des carrés de métal posés au sol qui sont l’œuvre la plus connue d’Andre. Je n’avais pas encore vu d’œuvre d’Ana jusqu’au mois dernier. C’est au Jeu de Paume que j’ai vu pour la première fois des œuvres d’Ana. L’image qui me reste, entre autres, est celle de ce plan fixe surplombant un corps nu baignant dans une rivière. Le corps de l’artiste. C’est un film. Maintenant je vais vous raconter un autre film.
Récemment j’ai acheté un appartement moderne. Cet appartement est situé à Paris, dans le 18e arrondissement, un quartier nouveau pour moi. Moderne n’est pas exactement le mot, car c’est un appartement qui date des années 1970, de 1972 précisément. Mais, dans le langage de l’immobilier, les années 1970 correspondent au moderne, par opposition au Paris du XIXe siècle, dans lequel j’ai toujours vécu, et au contemporain, que je n’ai jamais essayé. Dans l’immobilier comme dans l’art, il y a l’ancien, le moderne et le contemporain. Mon appartement a 47 ans. J’en ai 53. C’est la première fois que j’habite un appartement plus jeune que moi. Quand je suis né, mon immeuble n’existait pas. Je me demande ce qu’il y avait à la place. Un terrain vague ? Un espace vert ? Des taudis probablement, que l’on a dû détruire pour embellir le quartier. Mais peut-être aussi bien un charmant immeuble à deux étages, une folie du XVIIIe siècle, pourquoi pas ? On ne peut pas savoir. On ne saura jamais. Il faudrait faire une enquête, sous forme de film. Un documentaire d’aujourd’hui sur le passé d’hier. Mon nouvel immeuble possède un balcon à chaque étage. J’habite au troisième. J’habite dans du vieux moderne. J’aime beaucoup. Le film d’Ana que j’ai évoqué tout à l’heure a été réalisé en 1975. J’avais 10 ans. L’appartement que j’habitais à cette époque avait également un grand balcon, celui des cinquièmes étages haussmanniens. J’ai changé de style d’appartement mais j’ai toujours un grand balcon. J’aime être au balcon. Je suis nostalgique mais je suis moderne. Maintenant je vais vous raconter un autre film.
Dans ce film, une jeune épouse mais dont le mari vient juste de mourir, une jeune veuve donc, tue six hommes les uns après les autres par vengeance. Cette jeune femme se venge des hommes qui ont tué accidentellement son mari le jour de son mariage. Mue par une haine implacable et raisonnée, elle décide de vouer sa vie à un but unique, et d’éliminer l’un après l’autre les six hommes qui ont détruit son bonheur en tuant son mari. Le film est un scénario développé sur une heure trente, sec et sublime, tiré d’un roman de William Irish. Vous avez reconnu La mariée était en noir de François Truffaut, avec Jeanne Moreau dans le rôle principal. C’est sur le balcon d’un immeuble des années 1970 que la jeune veuve précipite dans le vide l’un des hommes (joué par Claude Rich). Maintenant je vais reprendre le premier film.
Andre et Ana sont deux grands artistes. Ils vivent à New York, comme William Irish, mais au trente-quatrième étage. L’une fait des performances avec son corps, l’autre est un sculpteur minimaliste. J’ai découvert les carrés de métal posés à terre d’Andre comme tout le monde, en marchant dessus par inadvertance. Maintenant je m’amuse quand je vois des gens marcher sur les carrés d’Andre sans y faire attention, refaire la même erreur que j’ai faite et que d’autres referont. J’apprécie particulièrement le moment où les visiteurs prennent conscience qu’ils ont marché sur une œuvre, avec une certaine honte ou une certaine gêne, le moment où ils comprennent rétrospectivement, avec un léger retard, qu’ils ont foulé une œuvre aux pieds (ça ne se fait pas). Le génie d’Andre est de faire honte au marcheur involontaire de ses œuvres, à celui qui n’a même pas vu qu’il piétinait une œuvre posée au sol. Piétiner et profaner parce qu’on n’a pas vu ce qui était à terre : l’œuvre d’Andre incite à regarder non le soleil mais le sol. Nous avons les pieds à terre, d’où nous venons. Le contraire d’un carré au sol est un building en érection. Voici des images d’un autre film.
Mon père fait fortune dans les années 1970. Puis, très vite, à contre-courant de son époque de prospérité, il fait faillite. En 1972, exactement, l’année de construction de l’immeuble dans lequel j’habite aujourd’hui. Sa chute est rapide. Nous vivrons désormais déclassés. Nous déménagerons. Nous passerons du cinquième étage bourgeois au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble. Nous n’aurons jamais vécu dans du contemporain. C’est un autre film.
Andre est un jeune artiste, Ana est une jeune artiste, mais plus jeune que lui. Est-ce un hasard ? Je ne crois pas. C’est un fait. Ils font tous les deux de très belles choses, dans des directions différentes et partagent une même foi dans l’art. Pour être artiste, il faut avoir du talent mais il faut aussi avoir foi en soi, et foi dans l’art, une foi mêlée. Dans les années 1970, on construit de hauts immeubles parce que ces années ont foi en elles. Que ce soit en France ou en Amérique, les buildings représentent cette foi qui a disparu aujourd’hui où l’on condamne les hauts immeubles et où tout le monde est désillusionné. On dirait que les gens ne croient plus au progrès. La foi en Dieu est revenue et la foi en l’homme est tombée. C’est un autre film qui s’écrit actuellement.
Les deux jeunes artistes travaillent beaucoup. Ils font du bel art, du bon art, de l’art inventif et avant-gardiste. Ils ne se soucient pas du marché comme tant d’artistes aujourd’hui qui créent pour le marché et finissent par devenir mauvais. Andre et Ana créent parce qu’ils ont le désir de le faire. Ils sont ambitieux. Ils veulent réussir. Ils ont leurs raisons. Pour toutes ces raisons, ils se rencontrent et aussi parce qu’ils sont à un âge où l’on se rencontre. Ils s’aiment. Ils forment un couple. Ils sont heureux. Ils se marient à Rome. Roma se lit Amor à l’envers. Tout va bien. Maintenant je vais vous raconter un autre film.
Les carrés de zinc d’Andre sont des œuvres sur lesquelles on peut marcher, je l’ai dit. Il n’y a pas de respect de l’œuvre dans cette œuvre. C’est une chose assez bouleversante si on y pense, que de pouvoir marcher sur une œuvre. Cela a dû faire sensation dans les années 1960, cela a fait sensation. Ce n’est pas de la sensation pour faire sensation, pour faire sensationnel, c’est de la sensation pure. C’est très différent. Dans une galerie ou dans un musée, on apprend à respecter les œuvres. On ne touche pas les œuvres. Andre, lui, veut bien que l’on touche ses œuvres et même il fait en sorte, en les disposant à terre, qu’on ne les voie pas, qu’on les touche involontairement. Une œuvre n’est-elle pas sacrée ? Et une personne ? Où commence le sacré d’une vie ? Où s’arrête celui d’une œuvre ? Ces questions nous dépassent, nous surplombent comme lorsque nous sommes sur un balcon et que nous voyons passer les gens au-dessous de nous : on peut les admirer ou les mépriser à distance. Au cinéma aussi on a la tête en haut, sauf si on est au balcon.
Dans La mariée était en noir (je m’en souviens mal, j’aurais dû revoir le film mais je préfère ne pas le faire), Jeanne Moreau attire Claude Rich sur le balcon parce qu’il fait beau, parce qu’elle est séduisante, parce qu’il est agréable d’être sur un balcon, parce que l’on est à Cannes, lieu du tournage et de l’histoire, parce qu’elle sait qu’il est facile d’attirer les hommes quand on a une jolie robe. Elle lui tend ce piège du balcon, lui croit qu’elle s’intéresse à lui, alors qu’elle veut juste le tuer, elle s’intéresse à lui mort, pas à lui vivant, elle l’attire donc sur le balcon, il commence à la draguer parce qu’il est tombé dans le piège, alors elle fait tomber son étole par-dessus le garde-fou, elle est désolée de faire tomber son étole, c’est une femme et c’est une femme élégante, et lui est un gentleman naturellement, « ne bougez pas je vais la récupérer », et il veut lui plaire alors il fait le courageux, il va pour rechercher l’étole tombée et c’est lui qui tombe dans le vide parce qu’elle le pousse sans que personne ne la voie. Elle a un alibi en or avec l’étole. C’est le premier mort du film, en fait c’est le second si l’on compte le marié. Le film continue mais je l’arrête là.
Andre et Ana sont amoureux, ils s’aiment, ils ont du succès, ils honorent la vie, qui le leur rend bien. Ils aiment faire l’amour, faire de l’art, faire la fête. Ils ont des amis, une famille, des rivaux. Ils ont aussi des acheteurs, des marchands, des galeristes. Ils appartiennent au monde de l’art. Leurs œuvres s’exposent et se vendent, le marché commence à produire ses effets. L’œuvre d’Andre est révolutionnaire, elle se vend bien, elle est historique à présent. L’œuvre d’Ana est révolutionnaire, elle se vend moins bien, elle sera historique demain. Est-ce un fait ? Ce n’est pas un hasard. À l’époque où ils se rencontrent, l’œuvre d’Andre est à son acmé, celle d’Ana est dans sa phase ascendante. Est-ce qu’il vaut mieux être dans son acmé ou dans sa phase ascendante ? Ana et Andre décident de se marier. Passons à l’autre film.
Mes grands-parents habitaient aussi dans le 18e arrondissement. Est-ce un hasard ? C’est un fait. Sans doute suis-je leurs traces. Mon grand-père avait une mère, mon arrière-grand-mère, qui a élevé ses enfants, puis qui a assassiné son mari ; puis elle a été au bagne pendant une dizaine d’années, puis elle a été relâchée, puis elle a vécu dans un bois, puis elle est revenue toute seule mourir dans un petit studio du 18e arrondissement où l’a retrouvée mon père. Personne ne la revoyait dans la famille. Elle était tombée en disgrâce. Une femme meurtrière, ce n’est pas courant. Qui assassine son mari, ce n’est pas fréquent. Je ne dévoile ni le mobile (qui est la vengeance) ni les circonstances du meurtre, je l’ai raconté ailleurs.
Maintenant Andre et Ana sont au coude-à-coude dans la conquête du succès. Ils sont hors de ce jeu que l’on construit pour eux, avec eux et contre eux, mais que l’on ne peut pas ignorer quand on est artiste, à moins d’être très fort. Entre eux il y a désormais la chienne-succès. La chienne-succès est un monstre hybride redoutable, mâle et femelle, un monstre qui guette bien des artistes, bien des écrivains, et bien des couples également. C’est une bête hideuse dont la description varie selon les exégètes, mais où l’on s’accorde pour trouver les aspects du tato, du ra et du scorp, de la bletta géante et de l’hyench. On peut la voir dans les rares films scientifiques qui ont réussi à la dénicher des profondeurs de la mer où elle se terre. La chienne-succès instille un doute entre Andre et Ana : on a dit qu’ils avaient foi en eux et foi en l’art, mais on n’a pas dit s’ils avaient foi l’un dans l’autre. Ce n’est pas un film scientifique qui nous le dira.
Maintenant, Andre et Ana sont chez eux, dans leur immeuble de Soho. Ils sont rentrés d’un vernissage, ce moment où un artiste expose au grand jour ses dernières épreuves. Leur dernier vernissage en commun s’appelait Pierre/Feuille. C’était à Rome, qui est l’anagramme de More. Ils ont comme d’habitude trop bu. Ils se disent des choses qui débordent le masque de convention que l’on adopte lorsque l’on est dans la société et/ou en couple : il ne faut pas croire que le couple soit un lieu dans lequel règne la vérité. Au contraire, le couple intègre le mensonge de la société dans son propre fonctionnement et ne diffère de celle-ci qu’en quelques rares moments. L’alcool tient lieu de vérité, ou de déclencheur d’une vérité dure, laide, excessive. Les voici qui se cherchent, dans une sorte d’humeur mauvaise où tous deux sont engagés, de concurrence bête et nerveuse augmentée par l’alcool. La chienne-succès rôde dans les parages. Elle est arrivée en volant ; grâce à ses serres, elle pend à la fenêtre du trente-quatrième étage, et guette le moment opportun pour nuire. Il fait chaud et la chaleur monte à proportion de la dispute qui naît on ne sait comment, d’autant plus sournoise que la soirée avait bien commencé. La vérité est qu’Andre et Ana ne vivent plus au même rythme. Andre est souvent exposé, Ana vit dans l’ombre d’Andre. C’est un fait. Est-ce un hasard ? Je ne crois pas. Pour un artiste, être exposé comporte des inconvénients car on s’expose aux autres, mais dans l’ombre on reste à l’abri et on meurt seul. Andre est critiqué mais Ana est omise. Ce qui est pire ? Être omise. La violence chaude de la critique est moins nocive que la violence froide de la négation. Cela est une autre histoire.
Voici qu’Ana dit quelque chose qu’elle n’aurait pas dû dire. Quelque chose qui n’a rien à voir avec la dernière exposition d’Andre. Andre réplique aussi durement. Un couple se déchire sous les seuls yeux de la chienne-succès, qui se frotte les ongles. Les paroles blessantes fusent des deux côtés puis Ana se lève comme une furie et part dans la chambre. Savoir ce qui s’est dit ? Ce qui s’est dit tourne autour de leurs carrières respectives. Il y a aussi des histoires personnelles, mais cela est un autre film. Andre se lève brusquement lui aussi, il est sous l’emprise de la boisson, il court après Ana et va pour l’attraper, il l’attrape, elle crie «lâche-moi !», il est furieux, il s’agrippe à sa chemise, il va pour la frapper, elle se débat, elle lui échappe, elle ouvre la fenêtre de la chambre, elle est entre le dehors et le dedans et tout à coup elle tombe du trente-quatrième étage et elle meurt. «Elle a quitté la fenêtre», dira Andre au cours du procès.
Mon arrière-grand-mère a tué son mari. Elle s’appelait Andrea. C’est un autre film de couple et une autre violence. Les féministes ne veulent pas oublier la mémoire d’Ana, il ne faut oublier personne pour pouvoir pardonner, je n’oublie pas la jeune veuve ni le balcon, ni le marié mort, ni mon arrière-grand-père assassiné par sa femme, ni le marié en noir, ni l’étage élevé, ni la chienne-succès, ni les œuvres que l’on piétine et que l’on profane, ni le corps immobile d’Ana vu en plongée dans l’eau de la fraîche rivière dans la vidéo d’Ana. J’aime bien quand les gens marchent sur un Andre sans s’en rendre compte, mais je préfère quand ils s’en rendent compte.
Thomas Clerc, écrivain, chroniqueur et performeur, a publié Maurice Sachs le désœuvré en 2005 aux éditions Allia. Depuis 2007, tous ses livres sont publiés chez L’Arbalète/Gallimard : Paris, musée du XXIe siècle, le 10e arrondissement (2007), L’Homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles (2010), Intérieur (2013). Son dernier livre, Poeasy, sorti en 2017, est constitué de 751 poèmes en vers libres. Éditeur de Roland Barthes (Le Neutre. Cours au Collège de France [1977-1978], Seuil, 2002) et de Guillaume Dustan (Œuvres, POL, 2013), chroniqueur mensuel à Libération, il effectue aussi des performances spécialement produites pour l’endroit qui les accueille (Act’oral, Marseille, Maison de la Poésie, Labos d’Aubervilliers, etc.).