Quelques lignes sur votre travail
Comment décrire en quelques mots ce qu’on fait ? Comment résumer de manière précise le contenu et les enjeux d’une production plastique ou littéraire ? Depuis quelques années, on n’a jamais autant voulu communiquer, être pédagogique, chercher à accompagner le spectateur en lui fournissant des explications sur ce qu’il est en train de regarder, avant qu’il ne puisse risquer se sentir perdu.
Souvent, dans les expositions, j’attrape le communiqué de presse pour être sûre de ne rien rater ou pour compléter ma compréhension de ce qui est présenté, pour ne pas passer à côté d’une information ou de quelques repères importants. Pourtant, il faut bien dire que je suis quelquefois confondue par ce qui est écrit dans ces résumés descriptifs.
1 - Rapport à la langue, milieu familial et contexte.
Je ne viens pas d’un milieu artistique. Mon père, avant de prendre sa retraite, était agent immobilier, il avait une boutique boulevard des Batignolles, et ma mère, qui était sans profession au moment de leur mariage, est devenue psychanalyste après avoir commencé une psychanalyse. En ce qui concerne la parole, j’ai navigué entre deux pôles contraires : un père matérialiste et pragmatique pour qui les mots n’ont pas de valeur, pour qui ce qu’on a prononcé sur le coup de l’énervement peut être annulé selon une clause, comme on dénoncerait un contrat, en décrétant je retire ce que j’ai dit, et une mère particulièrement attentive aux détails, aux tournures et aux sens cachés, au sens qu’on peut déceler à travers une intonation ou l’emploi d’un terme spécial.
Mon père n’accorde de véritable crédit qu’à ce qui est inscrit noir sur blanc. Une lettre recommandée, un contrat signé, un courrier d’avocat.
Une de ses plus contrariantes habitudes consiste à ne jamais écouter ce qu’on lui dit, en dépit de ses exhortations constantes et insistantes à lui raconter nos activités, nos projets, nos occupations.
On ne se parle jamais, il n’y a pas de communication entre nous, c’est quand même malheureux. Quand on se voit, on n’a pas de conversation, on se dit ça va ? ça va. Et c’est tout. C’est vraiment lamentable.
Lorsque mon père nous demande de lui parler, il le fait d’une façon si sincère et désespérée qu’on se sent bien mesquins de garder nos histoires pour nous alors qu’on aimerait bien les partager avec lui plus souvent.
Pourtant, dès qu’on ouvre la bouche, son regard part aussitôt ailleurs, très loin, et il a ostensiblement l’air absorbé par d’autres préoccupations plus importantes. Il décroche. Tandis qu’on commence à répondre, il regarde déjà dans le vide sans chercher à dissimuler qu’il pense à autre chose, peut-être au restaurant chinois où il ira déjeuner à midi ou au contenu d’une missive qu’il se fera une joie de dicter d’un ton sec à sa secrétaire dès lundi. Ou peut-être qu’il pense à l’époque où nous étions encore des enfants gentils et dociles, pas les têtes de mule d’aujourd’hui ayant choisi des voies totalement incongrues. Nous sommes toujours déroutés et démotivés par son attitude tout à coup distante qui ne correspond plus à l’attention chaleureusement promise. On s’en veut d’avoir été aussi naïf et de s’être une fois de plus fait avoir.
Au téléphone, c’est un peu différent. Cela commence par des questions dont les réponses positives sont préintégrées. Ca va, tout va bien en ce moment ? Tu travailles beaucoup, j’ai l’impression. Et ça t’apporte quelque chose, tu es contente, c’est positif dans l’ensemble ? Comme je sais depuis des années qu’il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails, je réponds oui. Parfois oui oui. Quand je suis très en forme, j’ajoute oui, tout va bien.
En face, ma mère, découvrant l’analyse, les séminaires, un changement sans retour dans sa vie de femme au foyer, était en quelque sorte en quête d’exemples sur le vif : double sens, doubles fonds, lapsus qu’elle s’amusait à traquer et interpréter. C’était pour elle une chasse au trésor. On prenait bien soin de ne pas fourcher, assez inquiets d’être percés à jour si une pensée dont on aurait forcément à rougir émergeait malgré nous. Il y avait la peur de se trahir en prenant la parole, même pour dire des choses anodines, comme si une sous-couche chargée de symboles cryptosexuels n’attendait que ça pour surgir inopinément, risquait de s’échapper par la première petite fissure venue. L’absence d’une lettre dans un mot ou une liaison mal négociée pouvaient être des pièges et révéler notre inconscient.
D’un côté donc une oreille distraite, qui plus est un peu sourde, de l’autre, une oreille à l’affût, intéressée par les glissements involontaires, la langue qui fourche et autres accidents.
2 - Rapport à la parole, milieu familial et contexte, suite.
Au moment de mes études, je n’étais pas loquace. Je peux même dire que j’étais totalement taiseuse. Je suis donc entrée dans une école d’art pour trouver un ou plusieurs moyens d’expression. On y suivait des cours d’histoire de l’art, et on était entourés d’enseignants qui nous conseillaient des lectures et nous aidaient dans nos mises en forme encore hésitantes. La scolarité fonctionnait selon un système de rendez-vous. En début de semaine, une grille avec les noms des professeurs par tranches horaires était punaisée dans le hall, et nous nous inscrivions pour qu’untel ou une telle vienne nous rendre visite. Généralement, il fallait présenter quelque chose d’un peu abouti qu’on devait avoir accroché. Les rendez-vous duraient une heure, donc il fallait avoir suffisamment de choses à dire, d’un côté comme de l’autre.
Lorsque mon père me demandait ce que je faisais en cours, j’avais du mal à lui répondre, lui qui raisonnait en chiffres d’affaires, bénéfices et frais généraux. Comment expliquer le principe de ces conversations informelles à tiroirs, souvent ponctuées de longs silences et d’élucubrations, au milieu de ces salles, nos ateliers, jonchés de rebuts récupérés dans des usines désaffectées ?
C’est amusant comme on peut se sentir porté au moment de la fabrication d’une œuvre, entraîné par une intuition, une détermination, et à quel point les mots se cachent dès qu’il s’agit de fournir des explications. À un moment donné, je m’étais mise à confectionner des séries de sculptures végétales, notamment à partir de gousses de caroubier. On trouvait des caroubiers dans le bois de Boulogne en face de chez mon père, et il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser de longs rubans torsadés couleur chocolat. Je ne sais pas ce que signifiaient ces chenilles géantes fabriquées en cousant les cosses retournées sur elles-mêmes comme autant d’anneaux ondulés. Il y avait quelque chose de monstrueux (l’énorme ver des sables), de très fragile (le matériau était à manipuler avec précaution), de sexuel (il s’agissait d’une enveloppe contenant des graines qui n’était pas sans rappeler un organe féminin), mais, à la fin, toutes ces lèvres assemblées les unes aux autres évoquaient plutôt une forme phallique. Plusieurs hypothèses ont été soulevées, des artistes cités, Andy Goldsworthy, Markus Raetz, Richard Long ou Hamish Fulton. Je découvris leurs travaux avec ravissement. De mon côté, j’aurais été incapable de dire qu’il s’agissait d’interroger le lien entre intérieur et extérieur, le trouble animal/végétal, la symbolique des formes… Si j’y repense, je crois que l’enjeu résidait surtout dans le fait de se dépasser, d’effectuer le geste incongru d’aller ramasser ces cosses tombées de leurs branches et éparpillées sur le sol, de les glisser dans un grand sac, courbée, les mains noires et humides d’humus, sous le regard soupçonneux des riverains en tenue de sport ou en loden. C’était sans doute une façon de tester ma propre détermination face aux conventions et usages, de me livrer à une sorte de performance, une action totalement bizarre, zinzin, sous les grandes baies vitrées de l’appartement familial.
Les rendez-vous et les présentations devaient nous apprendre à élaborer un discours. Certains étudiants y mettaient beaucoup du leur et produisaient souvent plus de commentaires que d’objets. C’était d’ailleurs l’un des travers possibles de l’école, cette tendance à vouloir cultiver le discours, l’analyse, la formulation, à vouloir nous former à cela aussi. Comme je restais toujours plutôt muette, pour me faire réagir, les enseignants étaient bien obligés de me poser des questions, de venir un peu à la pêche. Comme il n’y avait pas beaucoup de points d’accroche, d’éléments sur lesquels s’appuyer, c’étaient souvent des questions vagues, comme : et pourquoi… ça ? Ou bien : tu veux en parler un peu ? Parfois, c’était un sourire un peu incertain, qui incitait à se lancer, un air qui voulait dire : je ne te veux pas de mal, tu peux me dire ce que tu veux, mais je t’en prie, commence, dis quelque chose, que je puisse rebondir.
Certaines réactions me laissaient perplexe et me semblaient pleines de sous-entendus difficiles à interpréter. Les entretiens pouvaient se terminer de cette manière : Il faudrait aller voir du côté d’untel, il faudrait réfléchir à telle ou telle notion… C’était comme si ce que j’avais fait m’avait totalement échappé, que je n’arrivais pas à voir moi-même ce qu’on pouvait pourtant y lire comme dans un livre ouvert. Je retrouvais cette peur d’être scannée, débusquée malgré soi, d’une dimension cachée qui vous échappe, qui vous précède, que les autres comprennent, mais que vous ignorez.
Parfois il fallait un peu de temps pour se relever de certains rendez-vous. Pas forcément parce qu’on avait eu droit à des remarques ou des critiques sévères, mais seulement, les commentaires nous plongeaient dans l’abîme. On se sentait désorienté après avoir récolté des avis contraires, lorsque deux enseignants se succédaient avec des perceptions qui n’avaient rien à voir. Je me demandais de quoi pouvait bien parler mon travail. Tout vacillait. C’était aussi ça que nous apprenions. Si c’est ce vous voyez, vous avez certainement raison. Nous nous confrontions pour la première fois au regard d’adultes un peu plus aguerris et expérimentés qui finissaient par composer une sorte de famille, une famille par alliance, recomposée. Nous étions confrontés aux projections, aux interprétations, à des passages rapides, à des survols : des réactions qui nous surprenaient et nous échappaient. C’était un baptême de l’air. Être livrés à tous les vents, parfois contraires.
Nous notions quelques références de manière phonétique, en ayant peur et un peu honte d’écorner l’orthographe des noms que nous entendions pour la première fois, en griffonnant pour cacher les éventuelles fautes. Après, il était souvent difficile de se relire et de retrouver de quoi il s’agissait.
Une connaissance qui faisait de la peinture figurative m’avait dit un jour, à propos de l’école : Ah oui, Cergy. C’est conceptuel, c’est prise de tête. Je concevais qu’on puisse avoir cette idée fausse de l’extérieur, car c’était l’une des images caricaturales que l’école pouvait renvoyer, mais cette réflexion m’avait horripilée. J’aimais ce lieu d’expérimentations hors normes et je voulais le défendre, même si je ne manquais pas de soupirer intérieurement pendant tous ces décorticages et considérations sur l’échelle d’un agrandissement, la position d’un socle dans l’espace ou le diamètre d’une punaise, ce qui avait effectivement son importance dans la présentation, mais bon. Sur le moment, je trouvais que c’était vraiment couper les cheveux en quatre.
Pendant les rendus collectifs, j’avais envie d’entendre parler de contenu. Bien souvent la conversation tombait sur les détails de l’accrochage parce que c’était déjà ça pour amorcer une discussion et cela permettait d’avoir des choses à dire en attendant d’approcher le sujet.
Bien sûr, c’était difficile pour tout le monde de savoir expliquer d’où viennent les obsessions, les préoccupations, d’analyser les éléments qui se cachaient derrière nos pièces, même si je n’osais pas vraiment utiliser ce terme. Lors des présentations, les commentaires des étudiants et professeurs, les suppositions émises par certains et les associations d’idées nourrissaient le débat et nous livraient parfois des clés ou des indices. Encore aujourd’hui, je suis bien en peine d’avancer que mon travail porte sur tel sujet, aborde ci ou ça, parle de la famille, des limites du langage, des malentendus ou des lieux communs : on l’a dit pour moi, et je l’ai intégré au fur et à mesure, lorsque cela paraissait tomber juste.
Parmi les étudiants, certains produisaient peu et préféraient parler, semblaient à l’aise pour expliquer ce qu’ils faisaient et citaient des exemples découverts la veille et en intégrant les notions du moment.
D’autres y allaient progressivement, comme on envoie une sonde, testant les réactions pour voir si ça n’était pas ridicule.
Mon travail est sur l’inframince, il est volontairement minimal, j’affectionne les matériaux pauvres, je cherche à éviter le pathos. Parce que, dans l’origine du mot dessin, il y a dessein, avec un e. Je privilégie les accidents. Je ne cherche pas à esthétiser la misère.
Il y avait ceux qui ont réponse à tout. Un enseignant, par exemple, pouvait dire : tu devrais resserrer, tes plans s’étirent interminablement, d’accord les images que tu as filmées sont bien, mais c’est trop long. Il y a une complaisance.
Oui, mais j’ai voulu jouer sur la frustration, c’est fait exprès. C’est pour mettre à l’épreuve le spectateur. C’est un travail sur la patience, sur l’expérience de la durée. J’ai essayé de montrer l’attente, le fait qu’il ne se passe rien. On doit ressentir les temps morts.
Il y en avait qui osaient des choses comme :
J’ai installé une sculpture dans un endroit inaccessible de l’école, que vous ne pourrez pas trouver, un lieu tenu secret, dans un tuyau d’aération, mais je ne vous dirai pas lequel. C’est une œuvre sur l’invisible, le caché.
Vous devriez débarrasser un peu vos ateliers, on n’y voit plus clair. Comment pouvez-vous travailler au milieu de ces détritus, de ces vieux châssis. Le technicien va venir la semaine prochaine et tout mettre à la benne si vous ne venez pas vous-même retirer vos affaires.
Mais c’est une étude sur le pourrissement et l’accumulation. Ca se fait dans le temps. NE PAS TOUCHER AUX FRUITS QUI SE DÉCOMPOSENT MERCI, TRAVAIL EN COURS !
(à suivre…)
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Dessinant une trajectoire résolument oblique entre littérature, cinéma et arts plastiques, Valérie Mréjen apparaît aujourd'hui comme l’une des figures les plus atypiques de la scène artistique contemporaine. Son dernier ouvrage Troisième personne a été publié en 2017 aux éditions P.O.L.
Elle est représentée par la galerie Anne-Sarah Bénichou.