On est en septembre 2008, j’ai réussi le concours de l’Académie de Rome et deviens pensionnaire à la Villa Médicis. Les jardins, les palais, les églises : dès le premier jour, tout se met à vibrer dans un parfum d’orangers ; ma joie est sans limites ; j’exulte en traversant les jardins de la Villa, et le soir, tandis que les étourneaux virevoltent autour des pins parasols, en me penchant par-dessus la terrasse des oliviers, je contemple à loisir la forme des collines, les toits de la ville et le dôme de Saint-pierre : il me semble enfin que j’ai une âme ; ou plutôt qu’elle a trouvé son lieu.
Le premier matin, il est cinq heures, je me réveille en sursaut, enivré par une brise citronnée qui se répand jusqu’à ma chambre. Je sors dans le jardin et assiste à l’arrivée de la lumière sur le mur d’Aurélien dont les briques s’embrasent, orange, violettes, ocre ; les rayons s’estompent et cette lueur bleu-rose qui est l’air véritable de Rome envahit le fond du parc.
Les neuf pins parasols qui entourent le bungalow où je vais vivre pendant un an forment une couronne au-dessus de ma tête ; je prends cet augure avec joie et gratitude : voici que je cours dans l’allée des orangers, et dévale les escaliers de la Villa ; il y a, pour sortir, une grosse porte étroite et basse, d’allure féodale, qui s’ouvre avec lenteur ; on doit se baisser, et glisser son corps dans l’ouverture : alors la ville se donne – d’un coup, et tout entière –, et c’est une joie d’être soudain seul à Rome, à six heures du matin, et de plonger dans le jour qui s’ouvre.
Aller voir Judith et Holopherne, là, tout de suite ? Retrouver enfin le visage de cette Judith à la gorge enchanteresse, qui me hante depuis vingt-cinq ans ? Impossible, il est trop tôt, le palazzo Barberini n’ouvrira qu’à dix heures. Voici que je dévale la via di San Sebastianello, une ruelle qui serpente jusqu’à la Piazza de Spagna encore déserte, puis ce sont les petites rues du Campo Marzio, tout un labyrinthe de venelles pavées jaunes et roses, et c’est le Panthéon encore endormi, sans touristes, et me voici aux portes de l’église Saint-Louis-des-Français. Il n’est pas sept heures, la douceur de la lumière s’est déversée à mon passage de rue en rue : je suis redevenu cet enfant qui, dans Rimbaud, en courant sur les quais de marbre, parmi les clochers et les dômes, réveille les haleines vives et tièdes, et lève un à un les voiles de la déesse.
J’entrai à Saint-Louis-des-Français. Il y avait une messe. On était aux petites heures ; c’était prime. Quelques femmes étaient agenouillées dans les chapelles latérales ; et seul le prêtre, courbé face à l’autel, récitait son office. Je me dirigeai sans bruit vers la gauche, en direction de la Chapelle Contarelli, où le Caravage, entre 1599 et 1602, a peint trois tableaux sur la vie de Saint Matthieu.
On n’y voyait rien. J’ai introduit une pièce d’un euro et tout s’est illuminé, comme la grande flamme d’un crépuscule ocre et brun. C’est venu de partout à la fois, en un paquet de lueurs qui ont rué comme des pur-sang ; et lâchés dans ce minuscule espace clôturé de marbre, ils se cognaient les uns contre les autres.
Qui a dit que la couleur noire est commune aux plus grands fauves et au vrai feu ? C’est vrai que les corps du Caravage possèdent un éclat sauvage qui les jette dans une existence plus tendue, plus crue, plus belle aussi que toutes celles que nous partageons ; et malgré le geste du Christ que je commençais à distinguer dans la cohue des formes (un geste impérieux qui, en désignant Matthieu, là-bas, au bout de la tablée vénale, envoie sa bénédiction sur ce réduit mal éclairé, et le peint de sa propre lumière) ; malgré la solennité pacifiée de cet instant qui à présent se suspendait dans un clair-obscur aussi fragile que la lueur émanant d’une bougie et aussi rigoureux qu’une prière, c’était indiscutable : il y avait un fauve là-dedans, un fauve contenu dans les coloris, une violence qui déchirait la lumière et les ténèbres, dont l’affrontement d’un tableau à l’autre se révélait le grand sujet de ce drame qui raconte en trois parties la vie de Saint Matthieu, c’est-à-dire sa vocation, son inspiration, son martyre.
Des lignes se jettent sur vous, la peinture s’organise, des couleurs s’embrasent sur la gauche, sur la droite, en face ; et voici qu’une houle de visages se précise, le tourbillon se fixe, et vous discernez d’un côté le crime, et Saint Matthieu qui s’écroule ; de l’autre le salut, et le christ qui vous appelle ; enfin, au milieu, si vous levez la tête, il y a un ange qui veille sur l’Évangile en train de s’écrire.
La lumière s’est éteinte. J’ai remis une pièce. De nouveau la lumière. Là, j’étais prêt : tout de suite j’ai vu la table contre un mur sous une fenêtre ; et autour de la table une grappe d’humains, serrés devant un écritoire, un livre de comptes et des pièces de monnaie ; sur la droite, proportionné au rayon de lumière oblique qui fait naître l’espace, le christ, élégant et furtif, presque caché, à peine là, et pourtant impérieux, le bras tendu vers l’un des types autour de la table qui lui-même se désigne, l’air de dire, étonné : « Moi ? »
Ce qui saute aux yeux, lorsqu’on voit pour la première fois les tableaux de Saint-Louis-des-Français, c’est bien sûr le jeu violent des contrastes. C’est le début de l’Évangile de Jean, et c’est la vie qui est donnée au monde : la lumière tranche les ténèbres. Un biographe ancien affirme ainsi que le caravage imagina ces ombres vigoureuses pour « donner du relief aux corps » ; mais le grand historien d’art Roberto Longhi, qu’à cette époque je lisais avec passion, conteste cette théorie selon laquelle le Caravage ne ferait que prolonger l’apologie du corps humain sublimée par Michel-Ange : et c’est vrai que toute l’illumination qui anime La Vocation de Saint Matthieu rompt avec la renaissance ; l’événement d’une telle peinture ne relève pas du « relief des corps », mais, dit Longhi, de « la forme des ténèbres qui les interrompent » : le couteau qui peint est sauvagement évangélique – il tranche.
Et n’est-ce pas le bras du peintre lui-même qui, déchirant la pénombre, entre avec son pinceau dans la substance du monde pour y diffuser sa lumière? Un éclair abrupt vient ici de la plus grande douceur : l’appel du Christ s’égale à celui de la peinture qui fouille dans les ténèbres afin d’en révéler les déchirures ; fini les fresques pâlottes, les sublimations éthérées : l’événement spirituel coupe en deux la réalité.
N’est-ce pas la structure du monde qui est soudain dévoilée ? Les hommes se serrent autour de l’argent, et sont tellement aveuglés par la valeur qu’ils continuent à compter et ne lèvent pas les yeux lorsqu’un dieu vient à passer : le salut – c’est-à-dire ce qui échappe au calcul – ne vient pour personne. Au fond, ils ne veulent pas être sauvés : rien de gratuit ne les intéresse, seul existe ce qui se compte.
Toujours, avec le Caravage, me reviennent des phrases de Rimbaud ; dans les Illuminations, au cœur de ce qu’il appelle « l’immense opulence inquestionnable » apparaissent les « corps sans prix ».
Sortir de l’enfer, ne serait-ce pas soustraire sa vie, et avec elle la vérité de son âme et de son corps, à l’économie des ténèbres ?
La lumière s’éteignait, je mettais une pièce, il me restait à peine trois euros, je n’avais plus que quelques minutes devant moi, mais peu importe : l’instant qui vous frappe lorsque vous laissez ce tableau vous envisager tout entier relève du même éclair que déclenche la main du Christ ; c’est un grand silence qui s’étend à votre vie. Vous voici arraché au souci de l’argent, à la futilité des obsessions, à toutes ces contraintes dont vous croyez avoir besoin et ces passions qui vous égarent. Une clairière s’ouvre dans cette chambre aux murs ocre et bruns qui est maintenant la vôtre : vous y êtes seul – vous n’appartenez plus qu’à la solitude. La monnaie a disparu, les compères aussi ; il n’y a plus que la table et de quoi écrire. Se trouver là, dans une telle proximité avec le passage du divin, c’est trouver le silence.
Car s’il est vrai qu’on ne voit le tableau que de biais, et qu’il faut se contorsionner parce qu’une barrière interdit l’entrée dans la chapelle, on se retrouve pourtant face à lui, et qu’on le veuille ou non, si l’on se ne détourne pas du silence, on endure bel et bien la violence d’un appel : c’est vous que la lumière désigne.
Alors vous pouvez toujours jouer l’étonnement ou, comme ces petits personnages avec leurs chapeaux à plumes et leurs costumes chamarrés de pourpre et d’or, vous réfugier dans l’indifférence blasée de ceux qui ont toujours mieux à faire, qui sortent d’une fête ou préparent une bonne affaire, rien n’y fait : la main levée du christ qui rompt les ombres du tableau, son index languissant, tendu mollement vers une direction qui ne se discute pas, la noblesse même de son visage au regard voilé, son auréole si fine qu’elle s’estompe dans l’imperceptible, tout cela – la passée furtive du dieu, la douceur souveraine – c’est pour vous.
Il est à peine là, mais qui peut l’être plus que lui ? Et vous, êtes- vous quelque part ?
Étais-je, sous l’émotion de la peinture, en train de répondre, comme le collecteur d’impôts Lévi se changeant en Matthieu par la grâce d’un appel, à la sollicitation de ce dieu (sollicitation d’autant plus belle qu’elle n’exigeait aucune soumission, juste un assentiment) – ou me semblait-il plus séduisant, plus libre d’aimer, de ne pas aimer, de trouver ou de me perdre, de savoir et de ne pas savoir, de traverser l’erreur autant que la vérité, de continuer à errer, pourquoi pas de souffrir, et d’endurer le passage non seulement du dieu mais des démons, d’accueillir l’entièreté de ce qui vient, chaque jour, chaque nuit, la joie et la douleur, même le pire ?
Je n’ai jamais eu peur de la parole, ni de l’entendre, ni de la prononcer; mais qui peut affirmer que son cœur est ouvert?
Je ne désirais me soustraire à aucun appel ; il me semblait même avoir aperçu combien celui du Christ coïncidait avec la naissance de l’écriture en moi, naissance perpétuelle, que chaque phrase remettait en jeu, et qui ne cessait d’approfondir, à travers des expériences poétiques, une lumière qui me rapprochait d’elle-même.
Voilà, mon coup de foudre pour le caravage me confirmait à quel point la vraie vie consistait à s’ouvrir à une parole qui vous nourrit, à lui offrir votre corps, à vous laisser traverser par cette expérience, et à écrire.
Était-ce le royaume ? Il m’était impossible, à l’époque, de le savoir : le goût de la parole me rassasiait, voilà tout; les phrases constituaient mon pain quotidien ; et la peinture m’en racontait la parabole inlassable.
Je n’avais plus de pièce de monnaie. Juste avant que la lumière ne s’éteigne, je jetais un coup d’œil au Martyre de Saint Matthieu. Requis par la Vocation, je l’avais très peu regardé. Voici que je remarquai, à l’arrière-plan, parmi les témoins du crime, le visage douloureux du Caravage.
Lorsqu’il peint ce tableau, il n’a que 28 ans, il est barbu, avec les cheveux longs, le pli de sa bouche est amer ; celui dont on verra dans quelques années l’horrible tête sanguinolente brandie par un David au torse nu est encore ici tendu par la violence de vivre, mais l’affliction qui tire ses traits semble déjà celle d’un vieux pécheur. Presque effacé dans la nuit, tout au fond de son tableau, il se tourne vers l’abomination. Éprouve-t-il du dégoût ou de la compassion ? On dirait plutôt de la honte : celle d’appartenir à l’humanité capable d’un tel crime. Certains commentateurs, observant ce tableau, affirment que le Caravage se détourne d’une scène qui l’effraie, et qu’en fuyant il témoigne de son impuissance. Possible, mais ne s’est-il pas au contraire glissé de lui- même dans une scène dont il cherche à endurer l’inacceptable noirceur ? Le Caravage est l’un des rares peintres qui regardent la mort en face, l’un des seuls à témoigner de la criminalité irrémédiable de l’espèce humaine.
Voici donc l’homme qui a peint cela, un homme qui, méditant une scène du Ier siècle après Jésus-Christ – un moment de la révélation raconté dans La Légende dorée – s’y incorpore et n’en finit pas de mesurer son abandon : la peinture est la manière qu’a trouvé la pensée de s’incarner spirituellement; peindre, c’est entrer dans un plan où les figures de la passion s’adressent à nous, où nous croisons Matthieu, le Christ, la Vierge ou le roi David, où l’histoire du salut et celle du crime, qui s’accomplissent dans tous les temps, se déroulent sous nos yeux.
Et comme je voyais ce tableau de biais, j’eus la chance de remarquer, en un éclair, que le visage du Caravage dans le Martyre et celui du Christ dans la Vocation se faisaient face : ils étaient disposés en miroir l’un de l’autre. Je compris que la Chapelle Contarelli avait été secrètement pensée par le caravage comme le lieu de son dialogue personnel avec le Christ ; et que peut-être il avait choisi d’incarner son rapport avec celui-ci par la distance même qui sépare un tableau de l’autre : dans le vide de la chapelle, qui se remplit aussi bien de notre proximité avec le Christ que de notre éloignement.
Car l’appel mis en scène dans La Vocation ne s’adresse pas seulement à Matthieu : le Caravage lui-même est visé, et si dans le tableau qui lui fait face il se détourne un peu, si son regard se noie dans une souffrance que déjà l’humilité réfrène, c’est parce qu’il ne peut endurer la révélation : il est impossible de s’abandonner aux bras du christ lorsqu’on est à ce point tourmenté par le péché.
La lumière s’éteignit dans la chapelle qui plongea dans l’obscurité; je m’éloignai. J’étais troublé par cette découverte d’une piété, fût-elle malheureuse, du Caravage, car la légende qui s’est propagée depuis quatre siècles autour de son nom insiste sur sa vie tapageuse de mauvais garçon, de criminel en fuite, de noceur à la sexualité débridée : « un démon dans le sens Villon-Sade-Rimbaud », va jusqu’à dire le poète italien Ungaretti, dont on sent l’admiration humide.
Voici donc qu’après des siècles de peinture à louange, quelqu’un, en 1600, est capable d’entrer à la force du pinceau dans la matière du mal et, comme le christ, de tendre son bras pour donner forme au partage de la lumière et des ténèbres ; mais cet homme au visage de hibou déchiré sait que son âme brûle de contradictions qui le rejettent loin du salut. D’ailleurs, s’il accueillait dans sa vie la révélation, si la foi, en apaisant ses tourments, lui ouvrait les mystères du royaume des cieux, sa peinture n’en deviendrait-elle pas muette? Aurait-elle encore une nécessité ? A-t-on besoin de peindre dans le royaume ?
Ce sont des questions qui sont « trop grandes pour nous », comme dirait Deleuze : car il en va de l’amour, et de sa nature secrète ; il en vades choses cachées depuis la création du monde.
L’offre du Christ ne se refuse pas : comment, dès lors qu’on distingue sa main tendue dans le noir, pourrait-on décliner un tel don ? Qui ne voudrait être délivré du mal ? Qui refuserait d’être enfin libéré des démons ? En même temps, n’est-il pas impossible humainement de s’ouvrir à l’infini : qui donc en a la capacité ? Si je rejoignais le Christ, j’en mourrais ; mais je sais qu’il s’agit précisément de cela : mourir pour renaître.
Oui, trop grand pour moi : il me fallait encore faire du chemin pour accomplir ce « saut ardent vers l’intérieur » dont parle Maître Eckhart. Je me disais : un artiste n’est-il pas quelqu’un qui évolue nécessairement dans ce libre intervalle ouvert entre les créatures et le doigt de Dieu ? Qui endure la béance, et habite ce lieu inconditionnel entre la divinité et le néant ?
En tout cas, c’est à travers une telle béance que se donne le visible en feu (et aussi l’invisible qui s’y brûle sans se consumer) – c’est-à-dire ce qu’on voit dans la petite soixantaine de tableaux du caravage éparpillés de par le monde : des sacrifices, des extases, des heures saintes et des mises à mort, toute l’histoire de la solitude, toute l’histoire de la vérité, et leurs torsions dans le noir.
Ce monde inconnu en chacun de nous que le jeu de l’ombre et de la lumière engage, nous est soudain remis comme un surcroît du visible, confié comme une chose impossible à voir autrement qu’à travers le battement d’une clarté dans la nuit, et sans autre forme que celle qui s’entrouvre à l’intérieur de ce battement ; car vous, je ne sais pas, mais moi c’est mon histoire avec le caravage qui me le dit : un lieu retiré de tout visible ne cesse de faire entendre sa présence à l’intérieur de moi comme à l’intérieur de la peinture, étranger à toute forme, et qu’aucune figure ne peut contenir.
Je sortis de Saint-Louis ivre de pensées. J’allais vivre ainsi pendant un an, avec les Caravage à portée de main. J’allais m’ouvrir chaque jour de plus en plus à la piété sublime et sombre d’un peintre dont les batailles et les déchirements me parlaient, comme s’ils s’adressaient à moi ; car j’avais la certitude, bien sûr extravagante, que ces instants face aux peintures de la Chapelle Contarelli m’avaient désigné ; et si j’avais été désigné, c’était moins par le christ que par le Caravage, par sa peinture, afin d’approfondir l’aventure de ma vie sous son signe. Comme Matthieu étonné d’être élu, je tournais l’index vers ma poitrine : « Moi ? »