Les deux hommes regardaient par la fenêtre de ce restaurant au nord de Manhattan. La veille, Geoffrey avait annulé son rendez-vous avec Bernard par texto, avant de suggérer qu’ils se retrouvent près de Fort Tryon Park. « Je me rattraperai en te faisant découvrir une bonne table. » Puis il avait emmené Bernard dans un restaurant portoricain, en haut de Broadway, où il avait commandé en espagnol deux pescados fritos. Par la fenêtre, il continuait de jeter des coups d’œil aux passants. Son expression était calme, pleine de retenue. Bernard attendait qu’il parle. Le conservateur prit un sachet de Sweet’N Low, l’ouvrit et versa la saccharine dans son déca.
Il avait besoin que Bernard lui rapporte quelque chose. Il marqua une pause. À l’étage, quelque part dans les archives de Gloria, se trouvait une lettre particulièrement importante qu’elle refusait de lui donner, un mot qu’elle avait écrit à Clement Greenberg, le critique, qui prouvait qu’elle avait eu une relation avec lui ou qu’elle avait refusé ses avances. « Je veux m’en servir pour démontrer que le manque de visibilité dont elle a souffert dans l’histoire de l’art contemporain est le fait d’un homme jaloux. Cette lettre existe peut-être, ajouta-t-il en posant sa cuillère dans la sous-tasse en porcelaine, mais Gloria a toujours refusé de me laisser la voir, moi ou n’importe quel autre conservateur ou critique. Si je pouvais mettre la main dessus, ou même poser les yeux sur une reproduction numérique fiable, j’aurais l’information dont j’ai besoin pour l’essai que je suis en train d’écrire – qui déboucherait sur l’exposition dont je veux être le commissaire, peut-être avec toi. Personne ne sait si cette lettre existe, mais je pense que c’est le cas. Dans sa correspondance avec Samuel Frank, Gloria mentionne “un mot que j’ai envoyé à Clem”. Et, bien sûr, il y a tous les ragots invérifiables mais fiables que rapportent bien des sources, qui veulent d’ailleurs toutes rester anonymes. Aucun doute, il s’est passé quelque chose entre Greenberg et Steinberg. Mais je n’ai pas de preuve. Une de mes sources laisse entendre qu’il pourrait parler après la mort de Gloria, mais il ajoute en plaisantant qu’il va mourir avant elle, ce qui est probablement vrai parce qu’on vient de lui diagnostiquer un cancer le mois dernier. Je travaille contre la montre, dit-il en buvant une gorgée de déca. La lettre doit se trouver dans ses dossiers, dans une commode au premier étage. J’en suis sûr, parce qu’il n’y a que là qu’elle range ses papiers. Tu n’auras même pas besoin de voler la lettre, ça ne sera pas nécessaire! répéta-t-il. Contente-toi de la photographier. J’ai uniquement besoin de la preuve qu’elle existe. Et d’être en mesure de la citer. »
Il insista. Il ne pouvait pas se rendre chez elle en personne. « C’est tout bonnement impossible ! », s’exclama-t-il sans fournir de raison. La force de sa conviction fit presque peur à Bernard. Même s’il pouvait arranger un rendez-vous, poursuivit Geoffrey, il n’aurait jamais l’occasion de fouiller les meubles au premier, tandis que Bernard, simple étudiant-chercheur en train de travailler sur la vie et l’œuvre de Gloria, serait en mesure de le faire discrètement. Nancy, l’infirmière à domicile, montait rarement à l’étage. Pour l’instant, d’après ce qu’il savait, Gloria n’avait pas d’assistant, pas de secrétaire, et Nancy n’avait pas la formation pour s’occuper des effets professionnels de Gloria. Du coup, l’opération – c’est ainsi qu’il avait appelé ça, une opération, en marquant une pause emphatique – se déroulerait sans accroc.
Bernard bredouilla. Geoffrey lui demandait de dérober sinon un objet, du moins l’information inscrite sur un objet, à une femme handicapée qui serait sans défense devant cet acte – qui n’en aurait même pas conscience. Cette lettre, elle avait refusé de la donner quand Geoffrey la lui avait demandée, quinze ans auparavant. Ce dernier pensait qu’elle avait dû oublier, que sa mémoire avait déjà commencé à se détériorer. « Seule la réputation de Greenberg pourrait en souffrir, mais elle est déjà ternie, dit-il, et d’ailleurs, un peu plus de boue ne lui ferait pas de mal, un scandale le tirerait peut-être de l’inanité dans laquelle il s’enfonce et serait assurément utile à Gloria. Elle s’éteindrait en ayant retrouvé la place qui lui revient dans l’école de New York, plutôt qu’en figurante des notes de bas de page, car pour l’instant, c’est là qu’on parle d’elle – sauf, bien sûr, au sein de la petite coterie des féministes ringardes comme celles qu’on voit à la télé dans Her Story et qui surdimensionnent le rôle de Gloria pour des raisons idéologiques. J’essaie de créer un espace entre les deux, un espace où sa place dans l’art du milieu du siècle sera reconnue sans qu’on ait recours à des critiques sociohistoriques réductrices, mais je ne peux pas y parvenir sans cette lettre, je ne peux le faire sans démonstration, sans preuve. »
*
Lors de la visite suivante chez Gloria, Bernard avait la boule au ventre. À l’évidence, elle adorait sa compagnie. Elle lui demanda aussitôt de lui parler des revues qu’il avait lues, des articles qui l’avaient intéressé. Il mentionna une nouvelle approche sur Kafka, tout récemment parue dans le Times Literary Supplement. L’auteur, expliqua-t-il, défendait l’idée selon laquelle les documents juridiques que Kafka rédigeait dans le cadre de son travail constituaient une partie importante de sa production littéraire, une sorte de clé pour les thèmes du Château et du Procès.
Gloria répondit qu’elle trouvait l’idée très mauvaise. « La grandeur de Kafka, dit-elle, ne repose que sur ses romans et ses récits. Son œuvre n’a pas besoin du soutien d’un universitaire de second rang. Elle est grande non pas parce qu’elle est sociale, ce que ces documents montrent sûrement, mais parce que, à travers le social, elle vous mène à autre chose, à quelque chose de plus profond. Rien de ce qu’un critique pourrait écrire sur le travail de Kafka ne changerait sa signification, et même si personne ne lisait son œuvre, ça ne changerait rien à ce qu’elle signifie, ça ne diminuerait pas sa grandeur. Tout ce désir de gloire, même parmi les grands artistes, est vain. C’était le cas dans les années 1950. Si vous vouliez devenir célèbre, il suffisait de peindre grand. Des grandes toiles! Énormes ! Ça ne disait rien de la grandeur de leur art. Et à présent, ces critiques pensent qu’ils peuvent prendre le pas sur les mots de Kafka ! Vous vous imaginez si quelqu’un prétendait que les petits gribouillages que Dalí faisait pour gagner sa vie étaient subitement considérés comme la clé de son œuvre ? Je ne l’ai jamais aimé, personnellement, ajouta-t-elle. Son travail était trop phallique, trop centré sur les hommes. Il était… désagréable à fréquenter. Mais mes idées datent peut-être un peu. »
Bernard sourit. Non ! Elle avait raison, il était d’accord avec elle, mais les notes de l’article pourraient tout de même se révéler intéressantes. Gloria demanda à Nancy de leur servir une seconde coupe de cognac. De nouveau, ses mains tremblèrent quand elle la porta à ses lèvres.
Ils discutèrent encore pendant une heure, puis Bernard se lança : « J’aimerais beaucoup voir votre travail. » Gloria, bien sûr, était ravie, elle lui dit que Nancy pouvait le conduire à l’étage, où étaient stockées des décennies de travail auxquelles Gloria n’avait plus accès, confinée qu’elle était dans son fauteuil roulant, incapable d’emprunter l’escalier.
Des rangées de dessins et de tableaux non répertoriés s’alignaient le long des murs. À part ça, la pièce était vide. Les rideaux, ouverts. Hormis la lumière qui filtrait de la fenêtre, traçant un carré de soleil sur le parquet, l’endroit était dans la pénombre. Les toiles de Steinberg se trouvaient dans des casiers contre le mur.
Il s’assit en tailleur devant une commode. Comment se résoudre à faire ce que Geoffrey lui demandait? Il ne savait même pas ce qu’il cherchait. Une lettre – mais de quelle dimension, et écrite quand ? C’était inutile. Ça n’avait aucun sens. Il y avait trop de papiers. En outre, qu’était-il en train de faire ? Voler une lettre, ou, plus précisément, faire une copie numérique d’une lettre, contre le vœu d’une femme qui avait confiance en lui. Gloria avait vécu une vie que Bernard ne vivrait jamais. Pour lui, elle incarnait un lien direct et personnel avec des gens et des événements qu’il ne pouvait comprendre que de façon abstraite, « historique ». Il l’admirait en tant que personne et en tant que symbole. Pourtant, s’il était honnête avec lui-même, il devait bien admettre qu’il ne savait que penser de son travail. La raison pour laquelle elle n’avait pas été canonisée était peut-être plus simple que ne l’envisageaient Geoffrey ou les révisionnistes: ses toiles n’étaient peut-être pas assez bonnes, songea-t-il. Peut-être son génie ne résidait-il pas dans l’héritage laissé par son œuvre, mais dans la façon qu’elle avait de vivre exactement comme elle l’entendait. Il respectait cela, plus encore que la personne, qu’il admirait, mais par certains côtés, ses toiles semblaient médiocres – ou, du moins, pas aussi abouties que celles de Pollock ou même de Newman. Elles portaient témoignage d’une vie, ce n’étaient pas des tableaux qu’on pouvait juger en tant que tels. Ils le décevaient. L’un d’eux, sur lequel il s’attarda, consistait en une série de coups de brosse verts, expressifs. Ça ressemblait à une étude plutôt qu’à une œuvre achevée. Il se l’imagina au Met, ou dans l’un des autres grands musées de la ville. De quoi aurait-il l’air à côté d’un Rothko ? Greenberg avait-il raison ? L’impatience de Gloria n’était peut-être pas tant une prise de position que l’incapacité à se concentrer sur un sujet. Il continua de passer les tableaux en revue, les parcourant du regard sans se concentrer sur l’un en particulier. Il devrait peut-être dire à Geoffrey qu’il ne pouvait pas mener à bien son opération. Mais alors, que ferait ce dernier ? Bernard ne voulait pas perdre son amitié, ou les opportunités qu’il incarnait. Il se mit à observer les toiles. Au premier coup d’œil, elles semblaient relever de l’abstraction pure et dure, mais, à y regarder de plus près, la façon qu’avait Gloria d’appliquer sa peinture sur certaines parties de la toile créait, sous la surface, des couches qui dessinaient des formes semblables à des ombres. L’une était une composition de points noirs sur des taches jaune pâle, sous lesquelles on distinguait à peine d’autres points peints antérieurement, puis recouverts. Une autre jouait sur deux couleurs basiques : bleu et blanc. Une série de lignes (blanches) entourant des rectangles (bleus) étaient mises en relation les unes avec les autres; leur combinaison créait des cadres dans des cadres, de telle sorte que l’asymétrie des lignes donnait à l’œil une infinité de façons de former des rectangles. Nerveusement, Bernard passa dans la pièce suivante, où Steinberg conservait l’une de ses œuvres massives – de celles qu’elle dénommait « collages ». Ces collages étaient aux dimensions d’un mur, faits de bandes de papier coloré. L’un était d’ailleurs exposé depuis vingt ans. Ses bandes de papier bruissaient doucement au vent. Soudain, il vint à l’esprit de Bernard qu’il fallait considérer ces collages en les mettant en lien avec les tableaux : qu’ils en étaient le vernis. Les couleurs, les formes, tout faisait référence aux toiles de façon détournée. L’un d’eux, monté dans la pièce adjacente à celle des tableaux, était constitué de trois faux murs assemblés de telle sorte que le spectateur pouvait en faire le tour pour passer entre l’installation et le vrai mur, auquel elle était fixée. Du papier cartonné, du vélin et du papier pelure étaient appliqués avec un mélange de gouache et d’acrylique. Ni toile, ni installation, ni collage, l’œuvre explorait les affinités entre les trois. Et subitement, Bernard saisit le sens du travail de Steinberg. Les critiques modernistes n’avaient rien compris : son travail soulignait non seulement les tensions au sein d’une toile unique, mais aussi le réseau de liens qui rendait ces compositions lisibles en tant que tout. Il fallait les considérer comme une seule œuvre gigantesque.
Alors, cela n’avait que peu d’importance qu’un de ses tableaux soit « médiocre » en comparaison des gestes quasi héroïques des expressionnistes abstraits. Ses toiles ne portaient pas là-dessus; elles étaient patientes, et elles formaient une série. L’important, c’était la façon dont elles étaient reliées au sein de l’ensemble. Son travail anticipait celui de toute une génération d’artistes qui n’en avaient jamais eu connaissance, notamment, du moins Geoffrey le croyait-il, parce que le rôle de Gloria dans l’histoire avait été délibérément minimisé par Greenberg.
Après avoir passé un certain temps avec le « collage », Bernard regagna la pièce principale et parcourut les dessins qui se trouvaient dans un meuble. Il s’arrêta sur un portrait à la mine de plomb de Peggy Guggenheim. Un croquis, plutôt, mais qui recelait une sorte d’élégance fatiguée. L’ombre autour de son visage suggérait une noirceur existentielle. Quelque chose rôdait entre ces traits. Plus convaincu que jamais du fait que ces œuvres méritaient d’être vues, il retourna vers les meubles où était archivée la correspondance de Gloria.
Il trouverait ce que Geoffrey lui avait demandé de trouver, et il prendrait le temps qu’il faudrait pour y parvenir. Cet après-midi-là, il fit chou blanc. Il épuisa de nombreux meubles, et y passa tellement de temps que Nancy fit un commentaire quand il finit par redescendre. Elle pensait qu’il avait disparu : pouf ! dit-elle en faisant un geste avec ses mains, tandis que la diphtongue de son onomatopée roulait sous son accent indien. Puis elle éclata de rire. Gloria faisait une sieste, ajouta-t-elle. Il valait mieux ne pas attendre son réveil. Elle-même pouvait fixer leur prochain rendez-vous.
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Écrivain en résidence à Documenta 13 en 2013, Aaron Peck a publié The Bewilderments of Bernard Willis (Toronto, Pedlar Press, 2008) et Jeff Wall : North and West (Vancouver, Figure 1 Publishing, 2016).
Il est également contributeur régulier de The New York Review of Books, The White Review, Art Forum, Frieze.