Ce sont des collections d’un genre particulier qui s’adressent à un public limité. Nous parlons des ensembles d’art que constituent les banques, qui ne peuvent être admirés au quotidien que par les clients et collaborateurs de ces établissements. À Genève, la banque Syz est peut être la seule à lever un petit coin du voile. Dans le hall de son siège situé quai des Bergues, elle laisse en libre accès une partie de la collection rassemblée par Suzanne et Éric Syz, avec l’aide du commissaire d’exposition genevois Nicolas Trembley; ce qui s’expose dans les étages reste néanmoins à l’abri des regards. Hormis une fois par an, dans le cadre d’Artgenève, lorsque la collection s’ouvre à la curiosité des amateurs d’art.
Un mécénat comprenant une part de risque
C’est certain : la Suisse est le pays des banques et de la foire internationale Art Basel. Mais cela ne fait pas pour autant des collections bancaires une spécialité helvétique. Tous les grands groupes financiers mondiaux possèdent une collection d’art, pour des raisons et des objectifs variés.« Si les banques – mais aussi les compagnies d’assurances – achètent des œuvres, c’est également, pour ces entreprises de services dont certaines sont très anciennes, un moyen de s’inscrire autrement dans le temps, par le biais de la création », analyse Loa Haagen Pictet. C’est elle qui a lancé en 2004 la collection d’art de la banque Pictet, à Genève, et qui assure la conservation de ses huit cent cinquante œuvres, dont 95 % sont accrochés aux murs des vingt huit bureaux dont dispose l’établissement à travers le monde. « Notre collection est loin d’être une simple affaire d’aménagement et de décoration. Elle contribue à offrir un meilleur environnement de travail. L’art est une excellente manière de rester en éveil face à un monde qui change, certes. Mais, dans le cas de notre entreprise, qui s’occupe de gérer des patrimoines, la collection montre aussi notre engagement auprès de la création dans notre pays. Elle est un patrimoine qui accompagne l’histoire du groupe Pictet. »
« Nous ne communiquons aucun chiffre, car nous avons envie que ce patrimoine culturel soit regardé à l’aune de sa qualité artistique, non de sa valeur marchande. »
Même si Syz mixe les signatures nationales et internationales, la plupart des banques suisses collectionnent un art exclusivement produit ici, qu’il soit confirmé ou émergent. « Notre intention est de découvrir des talents suisses et de les soutenir en achetant leurs œuvres. Nous faisons souvent les premières acquisitions d’artistes qui démarrent leur carrière. Nous suivons ensuite de très près leur évolution, afin de constituer des ensembles représentatifs de ce qu’ils font. Cela crée un mélange dynamique de créateurs à la fois jeunes et plus solidement établis», explique Barbara Staubli, responsable de la Julius Baer Art Collection à Zurich. Comme souvent, cette dernière est née d’une impulsion personnelle. Celle de Hans J. Baer, descendant des fondateurs de la banque. C’était en 1981. Mais ces initiatives de mécénat ne se limitent pas aux établissements privés. En 1970, Jacques Treyvaud préside le conseil d’administration de la Banque cantonale vaudoise (BCV). Proche des milieux culturels, il émet alors l’idée que la banque achète des œuvres auprès des artistes du canton. « Avant cette date, il y avait eu deux ou trois acquisitions pour les bureaux de la direction, mais sans intention d’en faire une collection, explique Catherine Othenin Girard, sa conservatrice. Dès le départ, il s’agissait de défendre la création vaudoise, en soutenant les artistes originaires du canton, mais aussi ceux qui y travaillent. L’identité locale de cette collection lui permet de perdurer. Lorsque Pierre Keller est arrivé à la direction de l’ÉCAL [École cantonale d’art, Lausanne], en 1995, une nouvelle dynamique s’est mise en place. La BCV a commencé à aider certains artistes qui n’avaient pas de galerie ; sans pour autant lâcher la production de ceux déjà présents dans sa collection. Cette prise de risque représente, à mes yeux, le propre de la collection d’entreprise, par rapport aux institutions artistiques, qui attendent souvent qu’un artiste fasse carrière avant d’envisager de lui acheter une œuvre. »
La qualité artistique avant tout
Il n’est donc pas question, en ce domaine, d’investissement, ni de revente. « Il y va de notre crédibilité d’acteur culturel auprès des artistes et des marchands, poursuit Loa Haagen Pictet. Ils savent que si nous achetons une pièce, ils ne la retrouveront pas plus tard dans une evening sale. Cette confiance nous assure d’avoir accès aux meilleures œuvres, ce qui est capital pour la qualité d’une collection d’art. » « Notre objectif est purement philanthropique, abonde Barbara Staubli. Notre collection appartient à l’ADN de Julius Baer. Ses cinq mille œuvres démontrent notre engagement dans l’innovation, la créativité, et sont également un moyen de présenter le patrimoine suisse, à travers les soixante établissements de la banque. L’art a toujours tenu un rôle central au sein de la famille fondatrice. Après leur mariage en 1929, Werner et Nelly Baer se sont mis à collectionner activement. Soutenir les artistes était l’une de leurs principales motivations. À la mort de son mari, en 1966, Nelly Baer a ainsi donné une grande partie de leur collection au Kunsthaus de Zurich. »
Et qu’en est-il des budgets d’acquisition ? Les banques restent des banques : elles sont d’une absolue discrétion sur la question, mais s’en justifient. « Si nous ne communiquons aucun chiffre, ce n’est pas par goût du secret. Nous avons envie que ce patrimoine culturel soit regardé à l’aune de sa qualité artistique, non de sa valeur marchande. Nous achetons quarante à cinquante œuvres en moyenne par an. Sans précipitation, ni faire d’extravagance. Avant la crise de 2008, il était plus facile d’obtenir un budget pour un projet extraordinaire», précise Loa Haagen Pictet. Elle a ainsi récemment passé une commande à l’artiste Karim Noureldin d’un plafond peint pour un nouvel auditorium de la banque Pictet. Inauguration prévue en février 2020. Au sein de la collection qu’elle gère, l’argent n’est pourtant pas un tabou. « Nous possédons quelques toiles provocatrices de Ben Vautier sur le sujet, confie encore Loa Haagen Pictet. Et une belle pièce de Thomas Hirschhorn, une photographie d’un mur troué par un obus sur laquelle il a collé une pluie de 5 centimes d’euros. En revanche, nous n’achetons rien qui risquerait de heurter la sensibilité des gens qui viennent ou travaillent dans nos locaux et n’ont donc pas choisi ce qu’ils vont voir. Nous évitons toute œuvre éminemment érotique ou traduisant une violence physique ou politique. Sans pour autant ignorer cette réalité de notre société : ce n’est simplement pas notre rôle d’exposer ce genre de travaux. »