Avec la foi inébranlable d’un missionnaire, Maximilien Ambroselli s’évertue à rendre leurs lettres de noblesse à une kyrielle d’artistes qu’il estime injustement oubliés par la grande histoire de l’art. Il aurait pu choisir la facilité. Tout destinait Maximilien Ambroselli à un parcours classique sur le marché de l’art parisien, où il aurait pu suivre les pas de ses cousins Patrick, Louis, Matthieu et Augustin de Bayser, ou de ses frères Édouard, marchand spécialisé en tableaux et dessins du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, et Matthias, jeune expert chez Artcurial. Afin de trouver sa place, il choisit, à l’École du Louvre, de se spécialiser en histoire de la sculpture. Avant d’être définitivement rattrapé par le virus familial, il consacre son master 1 de recherche (Paris 1) aux fonctions du dessin dans l’œuvre de George Desvallières, son arrière-grand-père. Pour s’en donner les moyens, il obtient de l’École du Louvre l’autorisation de suivre un nouveau cycle de formation, cette fois en histoire du dessin.
Le chaînon manquant entre Symbolisme et art sacré
Maximilien Ambroselli comprend très tôt qu’il ne parviendrait à défendre l’œuvre de Desvallières qu’en réalisant un travail de fourmi pour reconstituer ses relations amicales et intellectuelles et en se plongeant en particulier dans les archives de la Fondation Georges Rouault. Pour le master 2 et le doctorat, il choisit ainsi de suivre une « intuition », comme il l’explique dans l’avant-propos de sa thèse : « En comparant les corpus peints par les deux artistes, je fus rapidement frappé par le caractère symphonique de leur production. Unis dans un rare expressionnisme à la française, ils puisent simultanément leurs sujets dans les réalités de la vie nocturne, avant de vouer une certaine prédilection pour la figure du Christ souffrant. Partis de Gustave Moreau pour arriver à [Henri de Toulouse-] Lautrec, leurs parcours présentent des similarités, qui accentuent indéniablement cette ressemblance, sans l’expliquer pour autant. Mon sujet est né d’une intuition liée à ce constat, selon laquelle cette gémellité plastique serait due à une profonde communion spirituelle. En associant [Léon] Bloy à [George] Desvallières et [Georges] Rouault, mon étude n’a pas pour objet d’analyser l’influence qu’aurait eue l’œuvre du premier sur la production des deux artistes. Il s’agit plutôt de considérer la manière dont ces derniers nourrissent leur peinture auprès de l’écrivain. En d’autres termes, mon travail de recherche emprunte le chemin qui fut le mien quelques années plus tôt, et part du pressentiment que la rencontre de Bloy a pu constituer l’un des vecteurs explicatifs de l’émergence d’un nouveau type de corpus au sein des œuvres de Desvallières et de Rouault. »
L’avenir appartient aux individualités nettement marquées, au goût affirmé.
Pendant ses sept années de doctorat, Maximilien Ambroselli s’emploie, à travers le cheminement spirituel des deux peintres, à mettre en lumière ce qui s’apparente à un chaînon manquant, entre symbolisme et art sacré. S’il gagne sa vie en donnant des cours à l’École du Louvre et à Paris 1 et des conférences dans des musées parisiens, comme le musée Gustave Moreau, il devient finalement expert auprès de collectionneurs, de descendants d’artistes et même, plus récemment, de galeristes. « Avec un peu de recul, je dois avouer que je n’avais pas pris le temps de réfléchir à un plan de carrière. Je me suis totalement laissé guider par ma curiosité. Au fond, il y a un dialogue entre l’enseignement, la recherche et l’expertise, cimenté par le désir de transmettre. Au fur et à mesure, j’ai commencé à être sollicité par des marchands et des maisons de ventes pour des travaux de recherche pointus, pour lesquels ils savaient que j’utilisais des outils que des généralistes ne connaissaient pas, et pour cause ! »
Il y a six ans, Samuel Drylewicz lui propose ainsi de se pencher sur des œuvres d’Edgar Maxence, un élève de Gustave Moreau. De fil en aiguille, les deux jeunes hommes se retrouvent régulièrement autour d’artistes symbolistes, parfois oubliés. Récemment, et une fois n’est pas coutume, il lui confie deux huiles datées de 1903 et signées Johan Axel Holmström. Inconnu au bataillon ! Maximilien Ambroselli n’avait évidemment jamais songé à suivre l’option de suédois à Paris 1, si tant est qu’elle existe, mais la seule publication dédiée à Holmström était dans la langue d’August Strindberg. « Depuis les années 1990, le symbolisme est largement réévalué en France grâce aux travaux de Jean-David Jumeau-Lafond et Rodolphe Rapetti. Ils ont ouvert la voie, mais il reste pléthore d’artistes à redécouvrir. Le cas de Holmström est très emblématique. Il doit incontestablement être ajouté à la liste des grands symbolistes scandinaves, un domaine dans lequel les musées français ont encore tout à faire. Par chance, j’ai retrouvé des images de ses œuvres de jeunesse sur une photographie ancienne de son atelier, et j’espère que Samuel Drylewicz parviendra à convaincre une institution française de l’acquérir. Huit ans après l’exposition pionnière du musée d’Orsay, “Akseli Gallen-Kallela (1865-1931). Une passion finlandaise”, ce serait un petit miracle si Le Secret de la mer pouvait faire son entrée à Orsay. »
Le passionné ne tarit pas d’éloges sur cet imposant grand format, qu’il considère comme l’un des rares témoignages du corpus peint de Holmström. Ayant constitué un copieux dossier sur l’œuvre, Maximilien Ambroselli propose de voir dans cette ruine engloutie dans les fonds marins, recouverte de coraux, une évocation de l’Atlantide, l’île enfouie sous les flots par Zeus et décrite par Platon. Mais il insiste aussi sur tout ce que le sujet doit à la mythologie nord- germanique, dont sont issues les sirènes, êtres légendaires et maléfiques qui occupent le centre de la composition. Si Holmström est connu en Suède comme l’un des pionniers de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale, Le Secret de la mer prouverait, selon Maximilien Ambroselli, combien il avait été obsédé par la conquête des océans, un des thèmes de la génération symboliste, avant de l’être par celle des airs. Pour lui, mettre à l’honneur cette œuvre permettrait d’« élargir le spectre de notre connaissance par rapport à une période qui est beaucoup trop schématisée ou traitée de façon manichéenne. Ces artistes symbolistes sont le plus souvent créatifs sur le plan pictural, par leurs expériences, et ils s’inscrivent dans des courants avant-gardistes. Avec cette touche fragmentée, Holmström applique à son paysage sous-marin, de manière insolite, une interprétation personnelle des recherches divisionnistes qu’il a assimilées auprès des néo- impressionnistes, à Paris et à Rome. »
« Les collectionneurs sont avides d’histoire »
La soutenance de sa thèse de doctorat, le 12 décembre 2019, pour laquelle il a obtenu les félicitations du jury, ne devrait pas changer d’un iota le parcours de Maximilien Ambroselli, pour qui « des mines d’informations sont toujours entre des mains privées. C’est un moment charnière pour la recherche. » En s’appuyant sur son travail au sein de l’association Lucien Simon, pour laquelle il constitue une base documentaire, car « la réception critique est le fer de lance d’une réévaluation en bon ordre », il a une idée bien précise en tête.
Jusqu’à récemment, Soirée dans l’atelier, un tableau de 3 × 2,20 mètres signé Lucien Simon, devait avoir été détruit dans le drame du 11 septembre 2001, étant accroché sur les cimaises d’un étage de l’une des tours du World Trade Center. Or, il a refait miraculeusement surface dans un entrepôt new-yorkais, où il avait été transporté quelques semaines auparavant. Cette toile, exposée en 1905 au Carnegie Institute de Pittsburgh, qui l’a acquise dans la foulée, avait été l’objet d’immenses regrets de la part des conservateurs français, auxquels elle a échappé à nouveau dans les années 1970, lorsqu’elle a été cédée par le musée américain à Iris Cantor. « Si elle revenait en France, cela aurait un impact immense sur notre appréciation de la période. Non seulement cette scène, qui réunit George Desvallières et les artistes dits de la Bande noire, Charles Cottet, René-Xavier Prinet, René Ménard, ainsi que leurs proches, est le testament d’une époque et d’une période, mais elle bouleverse les codes de la hiérarchie des genres, au même titre que Le Déjeuner sur l’herbe [Édouard Manet]. La date n’est pas anodine, puisqu’elle est associée pour tous à l’émergence des Fauves et des avant-gardistes. On oublie des pans entiers de l’histoire de l’art, notamment l’importance de Lucien Simon, médaillé d’or à l’Exposition universelle de 1900. Considéré par Auguste Rodin comme l’un des plus grands de son temps, il n’est presque connu par le public français que pour ses sujets bretons, dont la Procession à Penmarc’h. »
Si, du haut de ses 31 ans, Maximilien Ambroselli entend poursuivre pendant longtemps son travail de limier, il n’est pas du tout isolé, puisque les galeristes pour lesquels il réalise ses expertises – Samuel Drylewicz, Édouard Ambroselli, Éric Gillis ou Ambroise Duchemin – ont eux aussi fait le choix de se spécialiser dans des domaines très particuliers. « Il est désormais impossible de se limiter à la seule signature d’un tableau, comme c’était le cas auparavant. Il est indispensable d’étudier le parcours de l’œuvre, sa provenance, éventuellement son exposition publique et sa réception critique. L’avenir appartient aux individualités nettement marquées, au goût affirmé. Les collectionneurs sont avides d’histoire, et l’histoire, c’est mon métier », conclut-il.