Pourquoi avoir attendu cette année pour lancer votre programme de décolonisation des collections du MEG ?
Quand j’ai pris la direction du musée il y a dix ans, mon objectif principal était la construction d’un nouveau bâtiment – lequel a été inauguré en octobre 2014. J’ai ensuite pu ouvrir l’important chantier de recensement des objets de cette collection dont on connaissait mal les pedigrees. Depuis quelques années, je constate une virulence grandissante dans les échanges avec des mouvements activistes et des personnes extérieures au musée qui se sentent aliénés : ils ne se reconnaissent pas dans la manière dont l’institution parle de leur histoire et des pays d’où ils viennent. Récemment, les questions de la provenance des objets exposés dans les musées d’ethnographie et de la restitution de certains d’entre eux sont entrées dans le débat public. Mais pour nous, gens de musée, ce n’est pas quelque chose de neuf. L’essentiel de ma carrière muséale a été consacré à ces problématiques. En 2000, la première exposition au musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren, rebaptisé AfricaMuseum en 2018, avait pour sujet la violence de l’appropriation coloniale.
« À ma connaissance, le MEG est le seul musée en Europe où chaque objet est accompagné d’une mention de ses origines : qui l’a collecté, dans quelles conditions et s’il provient d’un don, d’un achat ou d’un legs. »
La démarche de l’AfricaMuseum est très critiquée. Depuis sa réouverture il y a deux ans, des voix s’élèvent pour dire qu’il n’en fait pas assez, d’autres qu’il sacrifie au politiquement correct. Comment allez-vous opérer à Genève ?
Ces critiques, mais aussi la polémique surgie avec le rapport Savoy-Sarr [remis à Emmanuel Macron en novembre 2018] au sujet de la restitution d’objets africains, m’ont fait comprendre que l’important travail historique entrepris par les institutions n’est pas suffisamment bien expliqué au grand public. À Tervuren, j’avais découvert des crânes d’hommes congolais sciemment assassinés par des agents coloniaux dans le but que ces têtes rejoignent la collection du musée d’Histoire naturelle. Néanmoins, à l’exception des revues spécialisées où j’ai publié mes recherches et mes conférences, personne n’a eu vent de cette histoire. Il faut améliorer la diffusion de ce genre d’informations, dans un souci de transparence et de pédagogie. Au MEG, je fais en sorte que l’étude des provenances soit une préoccupation quotidienne des conservatrices et des conservateurs. À ma connaissance, c’est le seul musée en Europe où chaque objet est accompagné d’une mention de ses origines : qui l’a collecté, dans quelles conditions, et s’il provient d’un don, d’un achat ou d’un legs.
Les expositions temporaires traiteront de problématiques globales, plus orientées vers le futur, en lien avec le climat, la santé et le devenir de l’humanité.
Concrètement, comment allez-vous « décoloniser » la collection ?
Au sein de l’exposition permanente, les regroupements par zone géographique seront abandonnés. Les objets seront désormais un prétexte pour aborder l’histoire de l’anthropologie ou les processus d’acquisition. Par ailleurs, nous mettrons en lien avec nos collections des objets créés par les artistes que nous accueillerons en résidence, ainsi que des pièces problématiques, manifestement issues d’un vol ou d’un pillage, et des objets réinterprétés par les populations indigènes. Jusqu’à présent, les notices étaient rédigées par nos soins ; nous nous adresserons désormais à des rédacteurs – des experts et des scientifiques – originaires du lieu de provenance de l’objet exposé. Nous multiplierons aussi les invitations à des délégations de peuples autochtones. Il s’agit de nouer des rapports plus étroits entre nos collections et ces communautés. Afin de reconnecter l’anthropologie aux enjeux de notre époque, à partir de 2021 les expositions temporaires ne porteront plus sur une population en particulier. Elles traiteront de problématiques globales, plus orientées vers le futur, en lien avec le climat, la santé et le devenir de l’humanité.
L’entreprise de décolonisation est parfois critiquée pour son aspect politiquement correct. Le cas de la Suisse est particulier, car le pays n’a pas de passé colonisateur.
La Suisse n’a certes colonisé aucun pays, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’était pas impliquée dans la colonisation. Il faut ainsi savoir que des bateaux négriers battaient pavillon helvétique et avaient leur port d’attache à Bâle, et que lorsque Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, découvre l’horreur du champ de bataille de Solférino [Italie], il est en fait en mission : il doit rencontrer Napoléon III au sujet d’une colonie privée genevoise qui cherche alors à s’établir à Sétif, en Algérie. Il faut aussi évoquer ceux que l’on appelle « les agents du musée » – des diplomates, des militaires, des marchands, des missionnaires – qui ont nourri les collections du MEG. L’amnésie ou l’ignorance sont sans doute plus fortes dans la mémoire de pays ayant participé à la colonisation mais sans avoir revendiqué de territoires, alors qu’ils sont tout autant partie prenante des violences physiques et morales qui y sont associées.
La restitution fait aussi partie du processus de décolonisation. Comment abordez-vous cette question au MEG ?
Au cours de l’histoire du musée, aucune demande de restitution n’a jamais été formulée. Les quelques objets rendus l’ont toujours été de son initiative. Nous ne devons donc pas être obnubilés par ce sujet. Reste que notre objectif est d’être le plus transparents possible. Je m’engage à dresser l’inventaire permanent des collections sensibles qui sont en notre possession. Le dernier exemple dont j’ai été informé concerne une série d’objets namibiens vendus au MEG au début du xxe siècle. Celle-ci avait vraisemblablement été réunie au moment du génocide des Héréros et des Namas. Cette nouvelle a été un choc pour moi. Il faut que les visiteurs aient connaissance de ces faits. De mon côté, je prendrai contact avec les pays, les institutions, les populations ou les familles qui ont été les propriétaires légitimes de ce type de pièces. En cas de demande de restitution, je les mettrai en lien avec mon autorité de tutelle. Nos lois en ce domaine sont beaucoup moins contraignantes que celles appliquées en France.
La plupart des musées d’ethnographie en Europe ont supprimé le terme « ethnographique » ou « ethnologie » de leur intitulé. Vous-même ne parlez jamais du « musée d’Ethnographie de Genève », mais du MEG. Pourquoi?
L’ethnographie, c’était la prétendue description objective des peuples, de leurs coutumes, de leur langue, etc. Aujourd’hui, cette discipline est devenue désuète. Les universités ne forment plus à l’ethnologie, mais à l’anthropologie, qui, en incluant l’histoire et l’archéologie sociale, est la mère des sciences humaines. D’ailleurs, aucun membre du personnel du MEG ne se présente en qualité d’ethnographe.
Le MEG est-il donc appelé à changer de nom ?
J’en avais exprimé l’idée en prenant mes fonctions en 2009. Dans les mois qui viennent, des discussions seront lancées à propos du repositionnement du musée. La réflexion portera aussi sur son identité visuelle et sur son nom. Nous aimerions beaucoup garder l’acronyme MEG, désormais bien connu. Mais la décision d’en changer ou non n’est pas notre privilège. C’est un sujet à la fois important et délicat, dont nous discutons avec notre magistrat en charge de la culture.