Ce colloque, organisé par Sotheby’s Belgique avec le soutien de la Fondation Magritte, s’est tenu aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, une grande première pour la société de ventes comme pour l’institution. La concrétisation de cet événement a bénéficié d’un contexte favorable : le dixième anniversaire de la création du musée Magritte et l’importante exposition « Dalí × Magritte » qui a lieu actuellement aux Musées des Beaux-Arts adjacents (lire The Art Newspaper édition française, décembre 2019). « Notre objectif a toujours été de ne pas nous limiter à l’organisation de ventes, mais de créer quelque chose de dynamique, en alliant les recherches du monde universitaire et de celui des musées, explique Emmanuel Van de Putte, senior-managing director de Sotheby’s Belgique.
Avec Virginie Devillez, docteur en histoire et spécialiste de l’art moderne et contemporain, nous avons ainsi pu récemment sauver les archives de deux galeries belges actives dans les années 1960-1980, et aider à les faire entrer aux Archives de l’art contemporain en Belgique [AACB, gérées par les Musées royaux des Beaux-Arts]. Le but de ce symposium est de faire redécouvrir les protagonistes de l’époque, qui ont contribué à défendre le mouvement surréaliste et à promouvoir indéfectiblement l’œuvre de René Magritte. » On retrouve ce souci de mieux faire collaborer les mondes académique et marchand dans le choix des intervenants à ce colloque inédit : historiennes et docteurs en art d’un côté – Alice Ensabella (Grenoble), Caterina Caputo (Florence), Julie Waseige (Bruxelles) –, économistes du marché de l’art – Kim Oosterlinck et Suzanne Venderveken – de l’autre, sans oublier un acteur emblématique du monde de l’art en Belgique et marchand de René Magritte, Isy Brachot III. Ce dernier a livré un témoignage des plus captivant sur ses débuts à la galerie familiale en 1967 et sur la première exposition de Magritte qu’il y organisa l’année suivante. La nécessité de réguler son second marché devenu quelque peu chaotique incita le peintre belge, désormais bien établi, à collaborer avec le jeune galeriste, malheureusement dans l’année où surviendrait son décès. Jusqu’à sa fermeture en 1993, la galerie Isy Brachot ne cessa de défendre l’œuvre de Magritte, d’autant que son marchand de référence depuis 1946, le Gréco-Américain Alexandre Iolas, s’avéra moins engagé vis à vis du peintre après sa mort en 1967. Ce qui pourrait paraître un peu paradoxal aujourd’hui, quand on voit les galeries d’art contemporain se battre pour pouvoir représenter la succession de tel ou tel artiste n’ayant pas forcément fait partie de leur galerie auparavant.
Un as du contournement
Ce colloque aura notamment révélé les liens très particuliers que René Magritte a entretenus avec ses galeristes. Soucieux et parfois même pressé de bénéficier de contrats d'exclusivité et de la rente financière que ces accords impliquaient, il n’aura eu de cesse, tout au long de sa carrière, d’essayer de les contourner, au point de parfois vendre ses œuvres en direct auprès de ses collectionneurs amis. C’est ce qui explique en partie les variantes que l’on trouve entre certains tableaux (comme les différences de rapports d’échelle) ou le recours à d’autres techniques que la peinture, dont la gouache, qui lui permit de reproduire a posteriori certains tableaux, quand il n’antidatait pas ceux-ci pour échapper aux termes de ses contrats d’exclusivité. Le génial peintre surréaliste cultivait ainsi sa posture de petit bourgeois bruxellois. Les plus indulgents considéreront cela comme une attitude intrinsèquement surréaliste, au même titre que ses pieds de nez picturaux matérialisés par les périodes du « Surréalisme en plein soleil » et, surtout, par la « période vache ».
Faire redécouvrir les protagonistes de l’époque, qui ont contribué à défendre le mouvement surréaliste et à promouvoir indéfectiblement l’œuvre de René Magritte.
Tout ceci apparaît en filigrane de ses relations avec ses marchands, sauf peut être à ses débuts, lorsque toute une génération s’employait à promouvoir le surréalisme en Belgique et en France, dès 1924 et jusqu’à la crise financière de 1929. On pense au précurseur Camille Goemans et à ses éphémères galeries à Bruxelles et à Paris (où il organisa la première exposition de Salvador Dalí en 1929 et celle de Louis Aragon sur le collage, « La Peinture au défi ») ; à Paul Gustave Van Hecke, le directeur de la galerie L’Époque et fondateur de la revue Variétés; à Walther Schwarzenberg et à la galerie Le Centaure, dont le local fut repris en 1934 par Isy Brachot I ; et, bien entendu, à E. L. T. Mesens qui, lors de la déconfiture de 1929 et la dispersion du stock du Centaure, saisit l’opportunité d’acquérir un important lot de tableaux de Magritte, les préservant en quelque sorte pour l’avenir. Dans l’accrochage que Sotheby’s organisa à la suite du symposium, un hommage particulier était rendu à cette personnalité incontournable et hors norme, à la fois marchand et collectionneur, artiste féru de collages, musicien et écrivain. Caterina Caputo a mis en évidence « l’union indissociable que caractérisait sa collection particulière par rapport à son travail de marchand et animateur du surréalisme ».
Tiraillé entre sincérité artistique et réalité du marché
Pendant la Seconde Guerre mondiale émerge la figure de Lou Cosyn, par ailleurs future épouse de Goemans, qui fut jusqu’en 1948 la principale marchande de Magritte. Elle favorisa les femmes dans sa programmation, qui culmina avec l’exposition collective « Femmes peintres » durant la saison 1943-1944. C’est à ce moment là que Lee Miller passa à Bruxelles et la photographia en compagnie de Magritte dans sa galerie. Il fallut attendre la sortie de la guerre pour que la carrière de Magritte décolle enfin aux États-Unis, en 1946, sous l’impulsion du marchand Alexandre Iolas, qui ouvrit par la suite des succursales à Paris, Milan et Genève. Il collabora pendant vingt et un ans avec le peintre belge, soit jusqu’au décès de celui-ci, l’introduisant notamment dans la Menil Collection, au Texas, et auprès de bon nombre de musées américains. Leur correspondance, qui compte près de quatre cents lettres, constitue une source de première main pour l’étude des relations entre un marchand et un artiste, Magritte « étant sans cesse tiraillé entre sincérité artistique et réalité du marché» (Julie Waseige), au point d’écrire, ironiquement, dès 1950 à son galeriste parfois trop quémandeur : « Ne confondons pas l’art et le commerce »…
Les actes du colloque seront publiés courant 2020 (sothebys.com)