Alors qu’il était encore jeune homme, Pascale Marthine Tayou était venu en 2001 à la Martinique : il avait été invité à participer à un workshop organisé par un groupe d’artistes et d’ensei-gnants du Campus caribéen des arts. Il n’y était jamais retourné. La rencontre avec Bernard Hayot, patron du plus grand groupe de la Martinique et créateur de la Fondation Clément, s’est produite sur le stand de la Galleria Continua, à la Foire de Bâle. Le projet d’une exposition a été rapidement lancé et il a été décidé d’en confier le commissariat à Jérôme Sans, complice de Tayou depuis la 11e Biennale de Sydney, en 1998. Montrer sur cette île l’œuvre d’un artiste originaire du Cameroun, aujourd’hui installé à Gand et célébré par le marché de l’art international, donne lieu à de multiples récits.
Une institution qui soutient la création
Créée il y a une quinzaine d’années au François, la Fondation Clément est devenue l’acteur essentiel de la scène artistique martiniquaise. L’« habitation » de cette ancienne rhumerie est depuis longtemps un point de passage obligé des touristes qui visitent l’île. Elle a même été le théâtre de rencontres historiques, notamment celle entre François Mitterrand et George Bush en 1991, en pleine guerre du Golfe. Acteurs de cinéma et ministres de tous bords y passent régulièrement. Leurs photographies sont accrochées dans les diverses pièces meublées de bois sombre. On peut lire, encadrées sur les murs, des lettres d’Aimé Césaire, qui fut aussi un familier des lieux.
« Sur cette île, il y a un condensé de ce qu’il y a ailleurs: la lumière et les ombres ; on se demande si le sourire est vrai ou s’il est faux. Quand on est au paradis, on s’interroge. »
Plusieurs volets d’activités se déploient aujourd’hui en lien avec ce patrimoine, comme le raconte Bernard Hayot : « Au long de l’année, la Fondation Clément propose des expositions mettant en avant des artistes de la Caraïbe afin de soutenir la création et la visibilité de cette région du monde. Les grandes expositions annuelles sont, quant à elles, une occasion de rendre accessibles au public martiniquais des œuvres et des artistes du monde entier. » Tout autour du nouveau bâtiment inauguré en 2016, qui accueille ces expositions, le parc de sculptures, où sont également représentés des artistes martiniquais et internationaux, parmi lesquels Christian Lapie, Gilles Barbier, Daniel Buren, Hervé Beuze, Luz Severino et le dernier en date, Dale Chihuly, s’enrichit chaque année d’une ou deux œuvres. La bibliothèque, accessible sur rendez-vous, propose enfin à la consultation un ensemble unique d’ouvrages sur l’histoire de la Martinique et de la Caraïbe, réuni par Bernard Hayot depuis plus de trente ans – un programme de numérisation a été lancé en association avec la Bibliothèque nationale de France.
Lorsqu’on l’interroge sur ses liens avec ce territoire, Pascale Marthine Tayou, qui se présente volontiers comme un « troubleur de lignes », parle en prédicateur, de façon à la fois énigmatique et précise : « J’ai toujours regardé la Martinique d’un peu loin, avec tout ce qui peut être de l’ordre du rêve. Venir ici, c’était remplacer des points d’exclamation par des points de suspension. Vingt ans plus tard, les points de suspension se sont transformés en effacement. » Il n’aime pas que l’on explique ses objets. Depuis une vingtaine d’années, il utilise des formes comme des mots, qui prennent un sens différent en fonction de l’ordre dans lequel ils sont agencés. On se promène dans ses expositions à la manière dont on lirait un rébus ou un oracle. « Quel que soit le contexte, on est toujours au centre », aime-t-il dire. « Sur cette île, il y a un condensé de ce qu’il y a ailleurs: la lumière et les ombres; on se demande si le sourire est vrai ou s’il est faux. Quand on est au paradis, on s’interroge », dit-il encore. Ses œuvres se réfèrent en permanence au Cameroun de ses origines, à ses terres rouges, à ses paysages,à ses villes aux rues encombrées de petits marchands. Mais l’exposition n’est pas un simple déplacement. Elle tisse un dialogue constant avec le paysage que l’on voit par les grandes baies vitrées, avec la végétation luxuriante des champs de canne à sucre et de bananiers, avec les ficus aux racines aériennes qui poussent sur d’autres arbres et les étouffent…
« Un pas de plus dans la quête du soleil »
Il faut alors se laisser aller à la promenade, et entrer dans « Black Forrest » comme dans « une quête de l’incertitude […]. De loin, on a l’impression d’arriver sur une place. » La grande salle pourrait être une agora. C’est l’ancienne cuverie de l’habitation Clément. On y découvre un premier paysage, avec des murs couverts de photographies monumentales de « masques » africains pendant une cérémonie. Tout autour, des Poupées Pascale, figurines vaudoues hybrides en cristal habillées de colifichets d’aujourd’hui. Au plafond, The Colorful Line, ciel de pailles multicolores en boucles entrelacées, dit les ravages du plastique et dessine à la fois une infinité de souffles humains tournoyant autour de maisons suspendues, la tête en bas, comme des nuages de souvenirs.
Un peu plus loin, Pascale Marthine Tayou évoque l’histoire coloniale à travers ses Codes noirs, images de codes-barres sur lesquels apparaissent des silhouettes de « colons », ces poupées en bois que l’on trouve sur les marchés en Afrique. Sur le mur d’en face, de véritables poupées « colons » définissent les allées d’un labyrinthe, vertige de l’histoire éclairé par des néons indiquant « Timbuktu University ». Puis on se retrouve au cœur de La Cour de ma mère, autre mur tapissé d’images de ce lieu que l’artiste raconte avoir si souvent balayé. Au centre, une cage faite de baguettes de bambou est en suspens dans l’air, au-dessus de chaînes brisées dont les tranches saignent de couleurs vives – précisément les mêmes couleurs que celles peintes sur une facette des pavés entassés dans un autre coin de la pièce, comme un début de barricade.
À l’étage inférieur, Pascale Marthine Tayou a créé un paysage contemporain dont les arbres, à la perpendiculaire sur un mur, possèdent un feuillage en sacs de plastique aux couleurs merveilleuses et glaçantes. Une mine de diamants comme coiffée de bandelettes magnétiques renvoie à la courbure du dos des mineurs, à la pollution numérique des datas, à notre dépendance aux téléphones portables. Des fresques composées de bâtons de craie rappellent la griserie des jeux d’enfant et, peut-être, les joies de la connaissance. Juste à côté, La Voie lactée évoque la femme nourricière dans une avalanche de calebasses. L’une des œuvres produites pour l’exposition est une photographie, imprimée sur parquet, d’un petit vendeur de stylos dans une rue au Cameroun. « Dans la vie, je collectionne les microentreprises, ces gens qui se baladent dans la rue avec toute leur fortune à la recherche du rêve, explique l’artiste. J’achète tout le stock, à son prix, je ne négocie pas. Quand quelqu’un m’achète une installation, c’est un peu la même logique : aider à faire un pas un peu plus grand dans la quête du soleil. » De tous les récits historiques, c’est celui des humains qui semble le plus l’animer.
« Pascale Marthine Tayou. Black Forest », Fondation Clément, Habitation Clément, 97240 Le François, Martinique.