Pour valoriser des collections permanentes devenues presque discrètes à côté des grandes expositions qui se succèdent en ses murs, le MAD a choisi de mettre en lumière une figure injustement oubliée : la marquise Arconati Visconti. Née Marie Peyrat, fille modeste d’un compagnon de lutte de Léon Gambetta, elle épouse en 1873 un jeune et fringant marquis, rencontré sur les bancs de l’École des chartes. Trois ans plus tard, lorsque meurt prématurément son mari, elle hérite seule d’une immense fortune qu’elle emploiera avec autant de libéralité que ses opinions politiques pouvaient le laisser présager. Même si sa personnalité singulière, son intelligence et sa fantaisie rendent périlleuse toute tentative de portrait, celui que brosse le musée à partir des œuvres qu’elle lui offrit est aussi détonnant que convaincant.
Pour la marquise, les charmantes vitrines Belle Époque – reléguées depuis bien longtemps dans les réserves du musée – reprennent du service. Quelques documents y sont présentés en guise d’introduction laissant apparaître une femme libre, qui s’affranchit allègrement de toute forme de convention. Pour preuve, elle fut même accusée par les frères Goncourt de « [bavarder] sur beaucoup de choses auxquelles ne touche pas d’ordinaire la pensée des femmes »… Animatrice infatigable de la vie intellectuelle du Paris de 1900, elle reçoit dans son hôtel de la rue Barbet-de-Jouy ce qu’elle compte d’amis progressistes, hérauts de la gauche républicaine, professeurs d’université, conservateurs de musée et autres amateurs éclairés, lesquels aiguisent et aiguillent sa passion pour les arts décoratifs. Conseillée par son tendre ami Raoul Duseigneur, la marquise Arconati Visconti constitue bientôt une prodigieuse collection dont elle use tant pour meubler ses résidences que pour enrichir les institutions nationales. Témoignant du goût immodéré de sa bienfaitrice pour le Moyen Âge, le musée des Arts décoratifs peut s’enorgueillir d’abriter l’une des period room les plus réussies en la matière : magnifique ensemble gothique riche de boiseries, d’une cheminée flamboyante, d’un chambranle de pierre et de vitraux, tous donnés par la marquise en souvenir de son dernier compagnon dont cette salle porte encore le nom.
Les largesses de la donatrice sont habilement signalées, le temps de l’exposition, par la présence de cartels rose vif disposés au fil du parcours. Les visiteurs ainsi invités à arpenter les collections permanentes comprendront vite qu’en matière d’arts décoratifs, la curiosité de la marquise, tout comme sa générosité, était sans limite. Le don d’une rare tabatière en or et pierres dures exécutée par l’orfèvre saxon Neuber révèle un intérêt prononcé pour le XVIIIe siècle, et son penchant bien connu pour la Haute époque se double d’une inclination tout éclectique pour les arts de l’Asie… Dans la galerie des bijoux récemment rouverte et dotée d’un éclairage dernier cri, on découvre une autre de ses passions, celle de la joaillerie.
Aujourd’hui considérés comme des chefs-d’œuvre des collections du musée, les précieux effets offerts par la marquise Arconati Visconti sont signés des plus grands noms, tels Lucien Falize ou René Lalique. Fasciné comme elle par la bijouterie Renaissance, ce dernier orne ses parures de perles fines et d’émaux chatoyants. Dotée d’autant d’audace que de fortune, la marquise fascine et déconcerte. Les photographies exposées ne sont pas la moindre attraction de l’exposition. Dreyfusarde en culotte de velours, elle pose déguisée en page devant son château de Gaasbeek (Belgique), vêtue de costumes moyenâgeux garnis de fourrure… Sarah Bernhardt n’a qu’à bien se tenir ! Malgré cette apparence fantasque, cette « bonne fée » comme la surnommait un conservateur du Louvre de l’époque, bouleverse le paysage culturel parisien au début du siècle dernier, loin de limiter sa prodigalité aux seuls musées. Multipliant les donations, elle choisit comme légataire universelle de sa fortune l’université de Paris. Il faut espérer que celle-ci rende aussi un jour un hommage à la marquise Arconati Visconti à la hauteur des faveurs obtenues, en se préoccupant par exemple du sort de l’institut d’histoire de l’art de la rue Michelet, édifié dès 1920 grâce aux millions de la marquise.
Ses belles façades rouges aux pinacles élancés se dégradent aujourd’hui dans une indifférence quasi générale. Ni l’exposition virtuelle de la bibliothèque numérique de la Sorbonne (NuBIS), ni la journée d’étude d’octobre 2019 consacrées à la marquise ne permettront de restaurer ce morceau d’architecture, mais sans doute encourageront-ils les autorités compétentes à le faire sans tarder.
« Marquise Arconati Visconti, femme libre et mécène d’exception », jusqu’au 15 mars, Musée des Arts décoratifs (MAD), 107-111, rue de Rivoli, 75001 Paris.