Longtemps considéré comme l’un des plus prolifiques dessinateurs de son temps, Delaune a vu son rôle récemment redéfini comme graveur et orfèvre. Loin d’en faire un artiste mineur, l’exposition permet subtilement d’appréhender un moment de l’histoire de l’art où l’exécution pouvait prévaloir sur la création. Mobilisant tout un arsenal d’allégories, de sujets bibliques ou mythologiques plus ou moins sophistiqués, Delaune s’était fait une spécialité des petites représentations adaptables à l’envie, prêtes à enrichir n’importe quel décor, de la panse d’une aiguière à la monture d’un bijou. S’il n’invente pas le motif lui-même, souvent librement repris à un collègue dessinateur, il rend le dessin original fécond en lui donnant via l’estampe une chance d’être diffusé dans tous les ateliers prestigieux. La force plastique de certains sujets, comme ces séries de grotesques faisant apparaître en négatif, sur un audacieux fond sombre, dieux de l’Antiquité ou héros de l’Ancien Testament, nous aide à mieux comprendre pourquoi les orfèvres s’arrachaient les œuvres de Delaune. Leur aspect quasi sculptural devait considérablement faciliter le passage du modèle à la matière.
À une époque où le copyright n’existait pas, de Paris à Augsbourg et d’Angleterre jusqu’en Italie, les artistes pouvaient puiser à l’infini dans cette banque d’images que constituait le corpus gravé d’Étienne Delaune. L’extrême cohérence et l’élégance de son style garantissaient une composition toujours harmonieuse, où les éléments ornementaux ou symboliques les plus divers s’entremêlaient comme en un grand kaléidoscope. On repère ces emprunts dans toute l’Europe, de l’écritoire incrusté d’ivoire du duc d’Urbino, aux assiettes d’argent doré de la collection du duc de Buccleuch. Émaux, mobilier, vitraux, tous les arts décoratifs sont concernés. Le nombre d’œuvres exposées suffit à donner un aperçu impressionnant, tant de l’influence des gravures de Delaune que de la diversité de leurs applications.
Parmi les prêts les plus exceptionnels négociés par la conservatrice du musée Julie Rohou, outre les chefs d’œuvre d’orfèvrerie des Kunsthistorisches (Vienne), Bayerisches (Munich)ou Germanisches (Nuremberg) Museums, il faut saluer tout particulièrement la présence du reliquaire des saints Cécile et Blaise, en provenance du Vatican. Cette somptueuse coupe d’apparat en argent ciselé, cristal de roche, rubis, émeraudes et autres jolis cailloux, aurait été réalisée d’après Delaune par Mathurin Lussault, orfèvre parisien de la reine Catherine de Médicis. La présentation au sein de l’exposition d’un vitrail renaissant inédit conservé en mains privées constitue une autre découverte importante pour le public français. Tiré de la Grande suite des Mois, une série à succès, il représente celui de janvier, celui-là même qu’il reste pour se rendre à Écouen afin d’admirer ces merveilles.
Le visiteur est invité à se livrer à un jeu captivant de va-et-vient entre le décor d’un objet d’art et son modèle, pour déceler quel motif de Delaune a été réemployé ici ou là. Il est même parfois possible de retracer le cheminement du dessin jusqu’à l’œuvre. Une scène comme La mort de Julie, se retrouve ainsi identifiée sur un magnifique projet de miroir dessiné par Baptiste Pellerin (prêté par le Victoria & Albert Museum) se retrouve sur l’armure dite « d’Henri II » venue du Louvre. Le lien ? Une estampe signée « Stephanus » — pour Étienne, reproduisant l’invention de Pellerin. Loin de la simple copie, la virtuosité des feuilles de Delaune en font déjà à l’époque des œuvres en soi, recherchées par les amateurs pour leurs qualités propres. Le bouleversant portrait d’Ambroise Paré dont il reçoit commande à la fin de sa carrière nous confirme que jusqu’au bout, en pleine possession de ses facultés, il a fait œuvre d’artiste.
« Graver la Renaissance. Étienne Delaune et les arts décoratifs », jusqu’au 3 février, Musée national de la Renaissance, château d’Écouen, rue Jean Bullant, 95440 Écouen.
Commissariat :
Commissariat général : Thierry Crépin-Leblond, conservateur général du patrimoine, directeur du Musée national de la Renaissance, château d’Écouen.
Commissariat scientifique : Julie Rohou, conservateur du patrimoine au Musée national de la Renaissance, château d’Écouen.