Nul besoin de voyager de l’autre côté de la planète pour trouver un lieu à la fois isolé et ouvert au monde, à la beauté sauvage, enceint de côtes découpées comme autant de forteresses dressées pour résister aux assauts de la mer d’Iroise. La nature préservée, farouche, y est offerte aux caprices des éléments : terre, ciel, océan, aussi magnifiques que déchaînés les jours de tempête. Ce spectacle fascinant et grandiose, la plasticienne d’origine allemande basée à Paris Ulla von Brandenburg, née en 1974 à Karlsruhe et l’une des quatre finalistes nommés au prix Marcel Duchamp en 2016, en a fait pleinement l’expérience lors d’un séjour sur l’île ultime du Finistère. Cette « fin de la Terre », que seul l’Océan sépare de l’Amérique, en face. « Qui voit Ouessant voit son sang », dit l’adage, bien connu des marins… Certains lieux nous révèlent à nous-mêmes, nous ramènent à l’essentiel – non sans nous malmener au passage. Ainsi du Finistère, territoire de l’extrême, « resté fidèle à notre état primitif », selon la formule du grand historien Jules Michelet.
Une résidence exposée aux embruns
Grâce à l’association Finis terrae, qui œuvre depuis sa création à la mise en place d’un programme annuel de résidences d’artistes sur ce bout du monde de légende exposé aux embruns et courants de l’Atlantique, la plasticienne a pu s’imprégner, en famille, de « l’esprit ouessantin » dans l’un des lieux emblématiques de l’île, le sémaphore du Créac’h. Un phare, pour lui indiquer la direction à suivre sur cette terre celtique jadis prisée des druides ? Une lanterna magica, boussole qui sauva plus d’un navire, aussi magique que la lumière sur les roches et la mer. Seule contrainte de cette résidence, stipulée dans les principes de l’association : « Les résidents travaillent sur le territoire spécifique de l’île ou argumentent leur rapport à l’isolement et à l’insularité durant ce séjour d’un mois. »
« À Ouessant, il y a une relation forte avec les mythes celtes et la mer, qui permet de se nourrir, de gagner sa vie grâce à la pêche, mais qui apporte aussi la mort, explique Ulla von Brandenburg. Le vent est omniprésent, même en juillet, lorsque j’y étais. Il fallait porter un pull et une veste alors que c’était la canicule à Paris… Je connaissais cette résidence depuis un moment. Le lieu est exceptionnel, sur une île austère. Là-bas, on est complètement ailleurs. Je voulais y aller depuis longtemps. » Grande admiratrice des films du poète, documentariste et cinéaste de fiction Jean Epstein, plus particulièrement impressionnée par Le Tempestaire, un court-métrage tourné à Belle-Île-en-Mer en 1947, elle a abordé cette résidence avec un projet bien précis. « Dans ce film, il y a des tableaux vivants : deux femmes, un rouet pour filer la laine, des arbres qui, d’immobiles, se mettent soudain à bouger, comme pour mettre en évidence le passage de la photographie au cinéma. Cela m’avait marquée. Une scène montre aussi une femme qui s’inquiète pour son mari, parti en mer. Elle va voir un homme pour lui demander d’arrêter le vent avec sa boule de cristal. J’ai été sensible à cet aspect, ces anciennes croyances païennes qui disparaissent avec la modernité. Jean Epstein est également l’un des premiers à avoir réalisé des images sous-marines. »
Sur les pas – ou, pour ainsi dire, dans le courant – de son illustre mentor, fasciné par la Bretagne et aux idées déjà très Nouvelle Vague (filmer hors studio, en extérieur, avec une extrême liberté), Ulla von Brandenburg décide à son tour de filmer, sous l’eau, des objets plongés dans la mer. Non pas en vidéo, mais à l’aide d’une caméra Bolex vintage 1950, munie d’un caisson étanche d’époque. Elle fixe sur la pellicule la lente descente vers les abysses « d’un éventail, de cordes, de rubans, de tissus, d’un livre sur la révolution, d’un miroir, mais aussi d’une boule de cristal… » Au Palais de Tokyo, elle montrera cinq films tirés de ce tournage aventureux dans le monde du silence, selon une scénographie en forme de labyrinthe fait d’un tissu bleu. « L’eau est l’image même de l’inconscient. Dans cette exposition, il s’agira beaucoup des objets dont nous sommes entourés, de leur manipulation au quotidien. À la fin, ils disparaîtront dans le lointain. Nous avons filmé, dans un petit port assez profond, les objets qui finissent vraiment par se perdre dans le noir. »
« Une vraie production familiale ! »
Tournage aventureux ? « Je n’avais jamais fait de plongée auparavant, ce n’était pas les conditions les plus faciles pour tourner. Nous avons fait le tour de l’île pour des repérages. Il y avait de fortes différences de température de l’eau. Nous avons aussi voulu tourner sur l’une des grandes plages, mais avec le sable, l’eau était trouble. Nous avons finalement privilégié les endroits où elle est plus claire, à l’abri des vagues et des rochers, en tenant compte des marées hautes. J’ai travaillé en famille, avec mon ami et nos enfants. Mon plus jeune fils a joué l’assistant pour attraper les objets sous l’eau. C’est une vraie production familiale! »Que retient-elle de cette expérience ? « Avec le vent, l’eau, cette nature tellement belle nous met en retrait. On y est plus proche de l’Écosse que de la jungle. C’est une sorte de retraite. Nous avons tout fait à vélo, c’était très physique. Le corps est confronté à chacun de ces éléments, plus puissants que nous. C’est une expérience forte. » Sur place, Ulla von Brandenburg a revu les films d’Epstein, notamment des images du phare. « Cette conscience que j’étais précisément là où il a tourné a eu un impact. J’ai utilisé dans mes films certains objets trouvés sur l’île : un tambourin avec des rubans qui ressemble à une méduse lorsqu’il plonge dans l’eau, une boîte en métal orange… J’y ai découvert une flore variée extrême, avec les plus belles algues que je n’ai jamais vues. Tout cela m’a inspirée, même si vous ne pourrez pas forcément identifier Ouessant en voyant les films au Palais de Tokyo. »
À l’écouter, voir toute l’île du haut de ce sémaphore, à 360 degrés, la frontière entre la Manche et l’Atlantique,avec en tête cette riche mythologie de la mer, a aussi compté. Et de conclure, ravie, avec un bémol : « Mon travail est toujours très proche de ma vie privée. À Ouessant, ce n’était pas un effort extrême, ni même un travail, mais du temps passé avec mes enfants, qui ont participé à ce projet. C’était aussi des vacances en famille ! Même si trois semaines, c’était un peu court. Et qu’il y avait une forme de pression, car nous devions envoyer par la Poste les films en Belgique pour les faire développer et vérifier que tout allait bien, avant de filmer à nouveau si nécessaire. »