Comment rendre compte sur 1 025 m2 et en quelque 1 500 objets de la diversité des peuples et de leur foisonnante créativité ? C’est le défi que s’est lancée Nathalie Bondil, directrice du musée des beaux-arts de Montréal, lorsque l’idée a germé, il y a cinq ans, de créer un parcours « géopoétique » brassant les cultures et les époques, mixant l’ancien et le contemporain. Jouant sur le décloisonnement et la transparence, chahutant les vitrines pour mieux provoquer le spectateur et décentrer son regard, la scénographie est une invitation à se délester de toute hiérarchisation de valeurs et de toute tentation centrée sur l’Occident. Nourrie des écrits et de la pensée du poète martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) qui prônait la rencontre des cultures pour mieux percevoir l’altérité, l’aile Stéphan Crétier et Stéphany Maillery (du nom des généreux mécènes qui ont permis sa réalisation) a ainsi davantage des allures de cheminement philosophique et poétique que d’installation muséale au sens strict du terme. « Notre ambition est d’être ni un muséum ni une galerie, mais d’embrasser plutôt tous les horizons esthétiques. Ici, on n’est pas dans le musée des Autres, le Je est le Nous », plaide Nathalie Bondil.
Loin d’enfermer les objets dans un discours unilatéral, le parcours est ainsi un prétexte à renverser les perspectives, croiser les regards, tisser des passerelles. De ces dialogues inédits et stimulants entre l’archéologie et le contemporain, l’ici et l’ailleurs, l’original et le pastiche, se devine en filigrane toute l’ambition de ce projet : repenser la notion même du musée, définie au XIXe siècle. Il incombe alors au visiteur de jeter aux orties ses préjugés et ses œillères pour vagabonder au fil de ces dix galeries propices aux chocs visuels et aux interrogations. Réfutant le cliché tenace d’une atemporalité, la section de l’Afrique fait ainsi dialoguer un siège d’ancêtre dogon du XVIe siècle et un cimier de danse du Nigeria collecté avant les années 1930 avec des créations d’artistes contemporains hantés par la symbolique et le devenir de ces objets, comme Romuald Hazoumè et sa Déesse de l’Amour constellée de cadenas, ou bien encore Yinka Shonibare et son dieu Pan en fibre de verre, le corps revêtu d’un tissu wax peint à la main. L’Orient comme les rives de la Méditerranée constituent, eux aussi, autant un espace de circulation d’artistes et de commanditaires, qu’une terre de rêveries et de fantasmes. Mais aux toiles des voyageurs orientalistes du XIXe siècle répondent désormais les revendications féministes des artistes du monde arabe, dont la photographe d’origine marocaine Lalla Essaydi et ses odalisques postmodernes, ou bien encore Yasmina Bouziane et ses clichés teintés d’humour détournant les stéréotypes de la photographie coloniale.
De la section Inde et Asie du Sud, on retiendra surtout l’extraordinaire travail de l’artiste québécoise Dominique Blain dont les vidéos infusent une vie nouvelle à trois têtes de Bouddhas du Gandhâra, disparues, comme tant d’autres, du musée archéologique de Kaboul. Les galeries Chine et Japon offrent, quant à elles, une passionnante réflexion sur la notion de collectionnisme mais également sur le voyage des formes et des objets à travers un monde globalisé, hier comme aujourd’hui. Particulièrement émouvante, la photographie du moulage d’une tête de chef maori par l’artiste néozélandaise Fiona Pardington fait office de réparation pour tout un peuple, tandis que l’installation immersive de l’artiste canadienne Nadia Myre affirme la force des Première Nations et leur lien charnel avec la nature.Bien plus qu’une galerie muséale, cette aile du « Tout-Monde » se révèle un laboratoire expérimental, un outil pour penser et réenchanter le monde. Une expérience du regard, subjective, jubilatoire et décomplexée.
« Les Arts du Tout-Monde », Aile Stéphan Crétier et Stéphany Maillery, Pavillon Jean-Noël Desmarais, Musée des beaux-arts, 1380 Rue Sherbrooke Ouest, Montréal, Canada.