Le conservateur qui a la charge de repenser l’accrochage et l’aspect de la salle des États doit, avant toute chose, régler une épineuse question de voisinage. Dédiée depuis 1952 à la présentation de l’exceptionnelle collection de peintures vénitiennes du XVIe siècle qu’abrite le Louvre, cette salle, qui constitue le cœur de la partie la plus historique du musée, accueille depuis 1966 La Joconde de Léonard de Vinci. Entre 1992 et 1995, tous les efforts pour essayer de faire revenir le portrait de la Florentine à une place historiquement plus cohérente, dans la Grande Galerie, au sein des autres Léonard du Louvre, ont échoué face à l’afflux de visiteurs toujours plus nombreux désireux de voir le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre et, aujourd’hui, de réaliser l’incontournable selfie, signe de sa « présence réelle ». Bien plus, d’abord simple invitée parmi les Vénitiens, accrochée comme n’importe quel autre tableau sur les cimaises, la place qu’elle a occupée dans la salle n’a cessé de croître, en premier lieu pour des questions de conservation et de sécurité, avec l’installation d’une vitrine blindée dès 1974, puis pour absorber les foules, au fur et à mesure que se développait le tourisme, aujourd’hui qualifié « de masse » et qui constitue désormais plus de 70% de nos visiteurs. Peu à peu donc, La Joconde s’isole ; s’isolant, sa dimension iconique se renforce et la visite tend à se transformer en pèlerinage, comme en ont témoigné les milliers de visiteurs qui se pressaient, cet été, lors de son déplacement provisoire dans la galerie Médicis, au milieu des toiles de Rubens.
Peu à peu, La Joconde s’isolait ; s’isolant, sa dimension iconique se renforçait et la visite tendait à se transformer en pèlerinage
Le réaménagement de la salle des États en 2004, sous l’égide de l’architecte Lorenzo Piqueras, a inscrit dans la pierre cette évolution. Au-delà des épineux problèmes techniques qu’il a résolus (la climatisation, l’amélioration de l’acoustique, une meilleure gestion des flux, la visibilité du tableau dès l’entrée et surtout la réalisation d’un éclairage approprié), il a réalisé, avec le spectaculaire volume qu’il a créé et une verrière flottant très haut au-dessus des visiteurs, un cadre à la fois monumental et solennel pour la présentation du tableau. Depuis son installation dans la salle des États, en effet, le fragile panneau de peuplier pâtissait de sa faible taille, confronté au gigantisme coloré et animé des Noces de Cana de Véronèse (le plus grand tableau du Louvre), avec lequel il voisinait désormais. La création d’une grande cimaise centrale abritant une vitrine high tech, sécurisée et climatisée, a permis de ramener l’ensemble à de plus justes proportions. Cependant, elle contribue aussi, avec sa tablette en forme d’autel et l’imposante barrière de bois mettant à distance le spectateur, à sacraliser encore plus l’icône. Dans cette tension entre la présence d’une Joconde à laquelle on célèbre un culte de plus en plus intense et la magnificence des toiles vénitiennes qui, désormais, l’entourent, les secondes avaient fini par se retrouver quelque peu reléguées au rang de décor, sublime certes, mais de décor.
Rééquilibrer le dialogue entre les œuvres
La rénovation que nous avons entreprise cette année visait particulièrement à rééquilibrer le dialogue en invitant le visiteur impatient de découvrir La Joconde à accorder plus d’attention à l’extraordinaire collection vénitienne du Louvre, conscients que nous sommes que Venise au XVIe siècle offre l’un des sommets absolus de l’art de la peinture. Il n’était pas question de transformer l’architecture. Aussi les modifications apportées devaient-elles concerner essentiellement l’accrochage et la couleur des cimaises. La précédente teinte, claire et tirant sur le jaune, avait comme défaut de fondre l’ensemble, cadre et toiles, dans un continuum, étouffant ce qui fait l’impact émotionnel si puissant de l’art vénitien : le coloris.
Véronèse, et particulièrement Les Noces de Cana, a servi de base à notre réflexion. D’emblée, il est apparu que pour faire ressortir la lumière présente dans les toiles éclatantes de Véronèse, dans l’intensité chromatique du Couronnement d’épines de Titien et même dans le clair-obscur de La Déposition du Christ de Jacopo Bassano, que nous souhaitions mettre en valeur, il fallait adopter un parti foncé ; cela évitait une sorte de contre-jour qui précédemment avait tendance à « éteindre » les œuvres. Cela avait comme autre avantage de ne pas venir contre l’architecture de Lorenzo Piqueras, mais d’en souligner les lignes rigoureuses, particulièrement grâce aux plinthes en béton, d’accroître le sentiment d’élévation, la voussure étant peinte en blanc pur, et d’assurer une continuité avec les « salles rouges », Daru, Denon et surtout Mollien, où sont exposés les grands tableaux des romantiques français, au premier rang desquels figure Eugène Delacroix, et qui doivent tant à Véronèse.
Pour intégrer encore plus la salle des États, devenue le « saint des saints » du musée, dans le parcours général, et pour animer l’immensité des murs, les peintres ont travaillé une patine noire rappelant celle créée, au début des années 1970 avec l’aide de Pierre Soulages, dans lesdites « salles rouges ». Encore fallait-il inventer la couleur. Le bleu nuit si particulier, fruit d’une sous-couche de bleu de Prusse et d’une patine noire, créé pour l’occasion, s’est imposé de l’observation des tableaux vénitiens, des Noces de Cana au premier chef, où la juxtaposition de couleurs complémentaires renforce l’éclat chromatique de l’ensemble.
L’importance des orangés, des roses, des rouges chez Titien ou Véronèse, réhaussés par l’éclat des cadres dorés, ressort mieux sur le bleu. Par ailleurs, cette couleur répond en écho, mais sur le mode sombre, aux nombreux ciels qui animent les toiles, notamment dans La Vénus du Pardo de Titien, récemment restaurée ; l’effet de profondeur est particulièrement évident dans Les Noces de Cana, où le ciel se déploie entre de grandes architectures blanches. Restait l’épineux problème du voisinage avec La Joconde, dont la vitrine bénéficie d’un nouveau verre beaucoup plus transparent. La façon dont le tableau est peint, tout en glacis subtils, contraste avec le grand geste et l’éclat vénitiens. De plus, le bleu ayant tendance à renforcer le jaunissement des vernis, il a été décidé de subtilement « débleuir » le fond sur lequel elle est accrochée, de façon à lui permettre de vivre sa vie propre, tout en participant à l’esprit de l’ensemble.