Un landau qui dévale un escalier, une ligne de chevaliers qui charge au loin sur la musique de Prokofiev, des processions, des cérémonies mystérieuses… Des séquences mythiques du cinéma d’Eisenstein défilent et se répondent, montées simultanément sur trois écrans en ouverture de l’exposition « L’œil extatique », au Centre Pompidou-Metz. Cruelles et sublimes, des images de tsars déchus ou d’ouvriers en grève entrent plus loin en résonance avec une estampe de Jacques Callot, une peinture de Greco ou une affiche de Rodtchenko, quelques-unes des œuvres qui s’entrechoquent dans ce parcours hypnotique. « Les films d’Eisenstein ne sont a priori pas faits pour l’exposition mais pour la projection en salle de cinéma, explique Philippe-Alain Michaud, chef du service cinéma expérimental au Centre Pompidou et commissaire de l’exposition, avec la chercheuse Ada Ackerman. L’idée ici est d’essayer de présenter ses films autrement, en confrontant les images tournées par Eisenstein avec d’autres images de cinéma et d’autres œuvres d’arts plastiques comme la sculpture, la peinture, la photographie et le dessin. L’enjeu est de montrer les sources visuelles qui l’ont marqué. »
Et elles sont multiples. Né à Riga en janvier 1898, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein grandit dans un milieu cosmopolite et cultivé où l’on parle aisément français, anglais et allemand. Cinéaste, le champion du régime soviétique est aussi dessinateur, théoricien et homme de théâtre – son maître et père spirituel est le dramaturge Vsevolod Meyerhold. Plus de vingt mille ouvrages coexistent dans sa bibliothèque et il possède une importante collection d’œuvres d’art, en partie héritées d’une tante. Références syncrétiques amassées avec une vision de collectionneur par une mémoire encyclopédique, elles seront autant de clins d’œil éparpillés dans huit longs-métrages palimpsestes, de La Grève en 1924 à Ivan le terrible en 1945. À l’architecture des Prisons imaginaires de Piranèse répond ainsi l’espace sombre et carcéral de l’usine dans La Grève ; la sensualité de L’Esclave mourant, de Michel-Ange, devient celle des corps des marins révoltés du Cuirassé Potemkine (1925) ; la mythologie grecque est convoquée dans La Ligne générale (1929), et la culture mexicaine célébrée dans Que Viva Mexico! (1932).
Film par film, le parcours chronologique de l’exposition souligne le tissage de symboles que met en œuvre le réalisateur russe, dans une scénographie modulaire à l’esthétique constructiviste signée Jean-Julien Simonot. Dans cette architecture simple en apparence, le système d’accrochage reprend les effets de montage prisés par Eisenstein, sur le mode de la collision et du « ciné-poing », « capable de fendre les crânes ». Agrégateur génial de formes et radical dans ses expérimentations, le cinéaste ne sera pas toujours compris. Ses relations avec le pouvoir sont complexes, comme son rapport à l’idéal communiste. Met-il en scène, dans Octobre, la dénonciation de l’irrationalité religieuse ou sa propre fascination pour le mysticisme ? Cette obsession pour le mystique lui sera reprochée dans son dernier film, Ivan le Terrible (1945), œuvre shakespearienne en deux parties qui évoque aussi bien l’icône orthodoxe que l’estampe japonaise, le théâtre kabuki ou l’expressionnisme allemand. Mystique ou politique, l’extase qu’Eisenstein donne à voir dans ses films est celle qu’il cherche à recréer chez le regardeur. « Pour lui, le matériau le plus important dans l’art, c’est le psychisme du spectateur, souligne Ada Ackerman. L’idée consiste à transformer, affecter profondément le spectateur, le faire sortirde lui-même. »
« L’Œil extatique, Sergueï Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts », jusqu’au 24 février 2020, Centre Pompidou-Metz, 1 Parvis des Droits de l’Homme, 57020 Metz.