Scène française. Il s’agit du titre de l’un des cent deux dessins d’Alain Séchas appartenant à l’ensemble Insta-Tokyo (2018-2019), présenté dans l’exposition « Futur, ancien, fugitif ». Dans la frénétique immédiateté d’Instagram, l’artiste a posté une image presque quotidiennement, pendant près d’un an – manière de photographie dessinée de son quotidien, avec le concours de l’emblématique chat. Dans cet ensemble savoureux, celui-ci est tantôt joueur de pétanque, peintre maladroit, baigneur au gilet jaune ou encore visiteur ahuri d’expositions. C’est le cas du treizième dessin de la série. Alors qu’un groupe de chats se presse à l’inauguration d’un lieu d’art contemporain, l’un d’eux, content ou mécontent, commente l’événement : « Encore un nouveau centre d’art ! Mais c’est dingue !! » Son nom : Scène française. Les lettres semblent clignoter comme l’enseigne d’un centre commercial, et le logo en forme de losange, clin d’œil au Renault vasarélien, qui les entoure, paraît suggérer que la scène française serait devenue une marque. On n’en saura pas davantage sur le contenu de l’exposition franco-féline.
Une exposition multigénérations
« Une scène française », c’est également le sous-titre adopté par les quatre commissaires de « Futur, ancien, fugitif », Franck Balland, Daria de Beauvais, Adelaïde Blanc et Claire Moulène. Depuis son ouverture en 2002, le Palais de Tokyo s’est essayé à plusieurs reprises au difficile exercice qui consiste à rendre compte de l’activité artistique française de la période. « Notre histoire… », en 2006, dernière exposition du duo formé par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans à la tête de l’institution, réunissait près de trente artistes d’une même génération (d’Adel Abdessemed à Laurent Grasso en passant par Valérie Mréjen ou Tatiana Trouvé), dont les œuvres respectives étaient déjà bien établies dans le paysage artistique hexagonal. Quatre ans plus tard, avec « Dynasty », Fabrice Hergott (pour le musée d’Art moderne de la Ville de Paris) et Marc-Olivier Wahler (pour le Palais de Tokyo) mettaient en lumière une quarantaine d’artistes émergents (parmi lesquels Farah Atassi, Laëtitia Badaut Haussmann, Benoît Maire, Théo Mercier…), peu montrés jusqu’alors et dont le travail était en train de prendre forme.
L’exposition « Futur, ancien, fugitif » a, quant à elle, fait le choix intéressant de montrer quarante-quatre artistes ou collectifs d’artistes de générations différentes (nés des années 1930 aux années 1990), dont dix-neuf femmes, quelques-uns connus (Séchas, donc, mais aussi Jean-Luc Blanc, Maurice Blaussyld, Nina Childress, Nathalie Du Pasquier, Vidya Gastaldon, Lili Reynaud Dewar ou Laura Lamiel), d’autres beaucoup moins. Il s’agit ainsi, fort opportunément, de ne pas céder à l’illusion douteuse de la pure contemporanéité et du phénomène générationnel : « futur », « ancien ». Le titre de l’exposition est emprunté au roman d’Olivier Cadiot publié en 1993, la première robinsonade de l’auteur. On y trouve « la liste complète de ce qu’il faut faire en cas d’exil ». En particulier, « des conseils précis pour la fabrication d’objets simples à réaliser soi-même », « une rétrospective des choses qui ont eu lieu », « un manuel raisonné d’exercices poétiques », « une réhabilitation de la mémoire cachée » ou encore « une analyse des choses qui risquent de recommencer ». Beau programme pour le fugitif… et pour les commissaires. Robinson comme modèle de l’artiste contemporain.
il est intéressant de constater que les questionnements politiques, sociaux, écologiques posés par cette jeune génération d’artistes s’incarnent désormais dans des formes qui, il n’y a pas si longtemps, auraient été jugées néo-académiques, voire régressives.
La perméabilité au présent
Payer pour que quelqu’un parle à notre place, payer pour prendre des voix différentes, voici une curieuse entreprise imaginée par Anne Le Troter, qu’aurait sans doute pu faire sienne le Robinson de Cadiot. Dans les premières secondes de la vidéo Les Ami.e.s à louer (2019), l’artiste se brosse les dents et s’adresse aux spectateurs : « J’ai acheté une nouvelle brosse à dents parce que j’ai quelque chose à dire, parce que j’ai quelque chose de nouveau à dire, et j’aime bien que ma parole soit brossée. » Une parole propre dans un monde tout aussi propre et capitonné (la salle de projection est recouverte en partie de ouate blanche) où, grâce au service de la start-up japonaise Family Romance, il est possible de louer des amis, des pères et mères de substitution, qui adopteront le discours adapté à chaque situation. En quittant la voix de Le Troter, on reconnaît une autre voix artificielle, celle des annonces de la SNCF. Le film d’animation L’Histoire de France en 3D (2012) de Bertrand Dezoteux nous propulse à la vitesse du train dans un voyage hallucinatoire à travers un pays sous LSD, où l’histoire de France de Jules Michelet se mêle à de banales conversations, où Roland Barthes danse sur son siège non loin d’un croissant vivant, tandis que des oiseaux en forme de fleurs de lys volent au-dessus de migrants criant à l’aide.
À travers la fenêtre du TGV, mais également dans une large partie de l’exposition, c’est une France malade qui est dépeinte par des artistes au regard sombre. En témoignent, par exemple, les photographies surexposées de Marine Peixoto montrant le quotidien banal d’une colocation dans une tour du 19e arrondissement de Paris, avec pour sujet des steaks et des pizzas surgelés; le montage, œuvre de Grégoire Beil, de témoignages d’adolescents se filmant en direct avec l’application Periscope avant, pendant et après l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice; un display de dizaines de bouteilles de parfum bas de gamme (Parfums de pauvres, 2019), achetées dans les quartiers populaires de Paris par Fabienne Audéoud, simulacres ratés d’un objet de luxe, entendant stigmatiser la violence du marketing. S’affirme ici le choix d’une esthétique de la « pauvreté » dans tous les sens du vocable; les œuvres d’Anne Bourse, de Jean-Alain Corre, d’Aude Pariset ou d’Anna Solal l’illustrent également. Pour fuir cette réalité anxiogène, d’autres artistes de l’exposition se créent une réalité alternative. C’est aussi ce que peut vouloir dire le « fugitif » du titre. Plongée psychonaute dans les peintures murales de Madison Bycroft, où se croisent Éros et Buster Keaton, dans les plis de la monumentale pièce d’Adrien Vescovi aux couleurs résultant d’une savante alchimie produite par la nature, et également dans les toiles de Vidya Gastaldon, où les déformations linéaires, les monstres rieurs et le chromatisme artificiel créent des paysages intérieurs de toute beauté. L’œil est à nouveau en pleine excitation devant le spectacle érotico-cosmique des dessins de Corentin Grossmann, qui nous projettent dans une autre dimension peuplée de perroquets pondant des œufs au plat. L’épisode poétique est de courte durée, laissant vite la place aux œuvres de Nils Alix-Taberling et de Jean Claus, qui flirtent davantage avec l’esthétique heroic fantasy. Plus de cinquante ans séparent les deux artistes, qui partagent pourtant le même goût pour une manière de récit fantasmatique – empreint de revendications écologico-identitaires pour le plus jeune – prenant la forme de sculptures néo-expressionnistes.
Un point de vue Postmoderne
Il est intéressant de constater que les questionnements politiques, sociaux, écologiques posés par cette jeune génération d’artistes s’incarnent désormais dans des formes qui, il n’y a pas si longtemps, auraient été jugées néo-académiques, voire régressives. L’étonnement peut naître devant certaines débauches sculpturales en carton-pâte ou produites à l’imprimante 3D, aux accents surréalistes et expression-nistes, qui sont peut-être finalement filles de la décomplexion formelle postmoderne (version néofauve, voire Transavanguardia, plutôt que Pictures Generation *1). À quelques mètres des lugubres autels en fibre de verre de Claus, les remarquables cellules colorées de Nathalie Du Pasquier, membre historique du groupe milanais Memphis, abritent des ensembles constitués de peintures abstraites, d’archives photo-graphiques et de tapis à motifs, dans une jouissance décorative magnifiquement assumée. Elles semblent curieusement confirmer le point de vue postmoderne adopté, plus ou moins consciemment, par les commissaires dans leur appréhension de cette « autre scène ».
Le profond et assurément utile coup de sonde que propose cette exposition donne bien sûr à penser que la scène française, dans toute sa diversité, ne saurait devenir la marque déposée que moque le dessin de Séchas, mais est bien une scène aux multiples déterminations, dont il est difficile de dessiner les contours tant elle est variée. Toutefois, de ce panorama inattendu se dégage une vision sombre de la réalité ambiante, une tonalité profondément dysphorique. L’exposition, c’est tout son prix, permet de mesurer à quel point l’heure paraît être plutôt à l’encodage et à la transmission du message, souvent politique et social, qu’à l’innovation formelle ou conceptuelle. Dans une dizaine d’années, une prochaine exposition consacrée à la scène française pourrait-elle emprunter son titre à un autre livre d’Olivier Cadiot, Retour définitif et durable de l’être aimé (2002) – la forme ?
*1 Nom donné à un groupe d’artistes installés à New York (Cindy Sherman, Richard Prince, Robert Longo…)dans les années 1970, qui jouaient souvent avec ironie des images de la sociétéde consommation.
« Futur, ancien, fugitif. Une scène française », 16 octobre 2019-5 janvier 2020, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson,75016 Paris.