En 2005, le Centre Pompidou a consacré une importante rétrospective à l’œuvre de Charlotte Perriand. En 2011, au Petit Palais, celle-ci a été exposée au prisme de son rapport à la photographie. À la Fondation Louis Vuitton, on la voit cet automne dans toute son ampleur et sa remarquable nouveauté : deux cents de ses créations associées à autant d’œuvres d’une quinzaine d’artistes parmi les protagonistes de la modernité (Georges Braque, Alexander Calder, Robert Delaunay, Insho Domoto, Simon Hantaï, Hans Hartung, Henri Laurens, Le Corbusier, Fernand Léger, Jacques Lipchitz, Joan Miró, Isamu Noguchi, Pablo Picasso, Pierre Soulages, Hiroshi Teshigahara) avec lesquels, à différents moments, elle a établi des échanges et collaborations de divers ordres.
Une synthèse des arts pour la vie moderne
Car celle qui s’est formée à l’école des arts décoratifs et est entrée en 1927, à l’âge de 24 ans, dans l’atelier de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, n’a pas seulement accompagné de son talent les mutations sociales de son temps, participant à l’invention d’un cadre de vie moderne, elle a également œuvré à y intégrer les arts, dans une recherche de synthèse qui en a transformé en profondeur la définition. « Ma vocation : créer, déclarait-elle. Créer non seulement des formes usuelles, mon métier, mais aussi créer une forme de vie détachée des formules stéréotypées admises en ces temps. En fait une vie de Liberté. Tout remettre en cause, mais aussi me remettre en cause au fil de ce temps qui passe, face à l’avenir qui vient. » On le voit, l’ambition dépasse de beaucoup la conception de mobilier et d’environnements, tout novateurs soient-ils. Elle tient d’une conscience éthique et politique qui se manifeste aussi sans doute dans le fait que Perriand semble toujours penser collectivement et par ensembles, modulables certes, mais sous-tendus par une logique commune qui leur confère une forme d’évidence.
« Ma vocation : créer. créer non seulement des formes usuelles, mon métier, mais aussi créer une forme de vie détachée des formules stéréotypées admises en ces temps. »
Parmi ces ensembles, il en est qui font figure de jalons essentiels dans son parcours et, plus largement, dans l’histoire du XXe siècle. On les connaît par des photographies, fameuses, qui rendent compte des principes qu’elle y a mis en œuvre : la simplicité et le fonctionnalisme ne le cèdent en rien à l’amour des matériaux et à l’intégration du décor comme élément structurel. La présente exposition se proposant de reconstituer certains de ces environnements, nous nous y arrêtons brièvement avant d’avoir l’occasion d’en faire l’expérience. D’abord, le Bar sous le toit, qu’elle construit dans son propre appartement et présente au Salon d’automne de 1927. Tout y est moderne, de la destination même de cet espace dédié à la vie sociale à l’utilisation ingénieuse du volume mansardé, en passant par l’acier tubulaire chromé et l’aluminium anodisé qui ancrent résolument la créatrice dans son époque, industrielle et machiniste. Ce Bar lui vaut une première reconnaissance critique et d’être bientôt acceptée, « pour l’aménagement intérieur des maisons », dans l’atelier de Le Corbusier lequel, dans un premier temps, ne l’avait pas prise au sérieux. Charlotte Perriand, lui et Pierre Jeanneret vont révolutionner la conception des espaces de vie, cherchent la simplification de la forme et la simplicité dans l’emploi des matériaux, soit des « solutions-types », visant à la sobriété et au respect des proportions.
Nature et fonction combinées
En témoigne La Maison du jeune homme qu’ils présentent en 1935 à l’Exposition internationale de Bruxelles, sous leurs trois noms, bien que Perriand en soit l’auteur. Ayant en charge la partie dédiée à l’activité intellectuelle, elle imagine un environnement dépouillé mais accueillant, rationnel sans pour autant être dépourvu de poésie. Un grand tableau noir en fait un lieu pour la pensée en train de s’élaborer, pendant que sur des étagères, une vertèbre de baleine, des silex et une compression de métal récoltés pendant les promenades qu’elle affectionne maintiennent le contact avec la nature et ses formes simples – « la beauté des formes créées par la nature », écrit-elle. On les trouve en écho dans la peinture de Fernand Léger, avec qui elle se lie d’amitié en 1930, tandis que le mobilier est conçu à partir de matériaux naturels, bois et paille pour le fauteuil et lourd plateau d’ardoise pour la table de travail.
Ainsi Perriand parvient-elle à combiner inspiration naturelle et fonctionnalisme. Il en va de même dans les refuges (Bivouac, puis Tonneau) qu’elle imagine vers 1936-1937. Ils illustrent tant ses réflexions à propos de la miniaturisation du logement sur le modèle de l’élémentaire biologique, comme réponse aux problèmes de l’habitation sociale collective, que son amour pour la haute montagne, qu’elle pratique assidûment. Elle y explore plus avant les ressources de l’aluminium pour ces constructions qui doivent être faciles à transporter et à bâtir, tout en développant les principes du préfabriqué et en imaginant des aménagements intérieurs aisément transformables, de façon à tirer le meilleur parti de l’espace restreint. En 1955, enfin, elle organise l’exposition « Proposition d’une synthèse des arts », à Tokyo, au Japon, un pays qu’elle a découvert en 1940 et qui a eu une profonde influence sur ses créations. Elle y associe ses meubles avec des peintures, tapisseries, sculptures sur céramique, œuvres graphiques et vitraux de Le Corbusier et Fernand Léger, affirmant encore l’importance du travail collectif et des résonances à cultiver entre architecture, mobilier et arts plastiques. Dans un espace intégrant végétation et sol en pierre, l’exposition présente les dernières recherches de Perriand : la chaise Ombre et les étagères Nuage en alu-minium, qui témoignent de son inspiration de la culture japonaise, ainsi que de ses techniques et traditions.
La curiosité que Charlotte Perriand a exercée tout au long de sa vie (elle prônait un «œil en éventail »), lors de ses différents déplacements (au Brésil en particulier), contribue largement à étendre son univers plastique et à asseoir sa modernité. Laquelle puise autant dans les progrès techniques de son temps et dans l’esprit de standardisation qui s’y est imposé que dans les productions vernaculaires et celles de « l’art brut » émanant de la nature elle-même. Par cette tension et cette articulation s’impose la leçon dont l’art de Charlotte Perriand est porteur pour notre présent : il incarne non seulement les problématiques de son époque, celles de l’urbanisation massive et de la reconstruction, mais anticipe sur les réflexions environnementales dont le caractère d’urgence n’est plus aujourd’hui à démontrer.
« Le Monde nouveau de Charlotte Perriand », 2 octobre 2019 - 24 février 2020, Fondation Louis-Vuitton, 8,avenue du Mahatma-Gandhi, 75016 Paris.