En 1992 s’est déjà déroulée au même endroit une ample rétrospective de l’œuvre d’Henri de Toulouse-Lautrec, qu’il s’agissait, selon l’un des commissaires, Richard Thomson, de « repenser », à savoir d’approcher autrement qu’au travers de sa vie, plus précisément de la « biographie anecdotique » et du « mythe licencieux » dont avait eu à souffrir très tôt, de son vivant, sa réputation artistique. L’entreprise était alors passée par la réinscription de l’artiste dans les différents contextes qui l’avaient formé – dont le Montmartre de la fin du XIXe siècle – et dans les réseaux culturels qui l’avaient défini, lui redonnant ainsi sa place dans une histoire de l’art moderniste qui l’avait auparavant négligé.
Une œuvre fondée sur l’expérimentation
Aussi réussi fût-il, le travail de fond accompli à l’époque n’interdisait en rien, presque trente ans plus tard, et après de nombreuses expositions plus restreintes, de montrer à nouveau cette œuvre dans toute son ampleur, de la revoir donc, pour mieux en réaffirmer la modernité, pour la requalifier également au prisme d’aujourd’hui. Les commissaires de la présente exposition, Stéphane Guégan et Danièle Devynck, ont ainsi opté, non pour l’approche chronologique ou sociologique, mais pour un parcours thématique guidant le public vers l’œuvre par des moyens scénographiques et des dispositifs variés. De section en section, tandis que s’en éclairent différents aspects (le rapport à la photographie, le naturalisme, les modèles féminins, les Salons du Groupe des XX, la mise en scène, le plaisir, La Goulue, les revues, Yvette Guilbert, les figures féminines, la vitesse), c’est autant la continuité qui en est cherchée que le renouvellement permanent. Deux axes ont été privilégiés, qui sous-tendent l’ensemble : l’importance croissante de la dimension narrative et la volonté constante de représenter le temps. Quant à l’ultime chapitre de l’exposition, intitulé « Quelle fin ? », il donne à voir les expérimentations auxquelles l’artiste s’est livré, malgré la maladie, jusque dans ses derniers moments.
Car c’est également ce qui fonde toute son œuvre. La première section, consacrée à la photographie, vise dès l’ouverture à démontrer la curiosité sans limites de Toulouse-Lautrec. « Tout l’intéresse », affirme Danièle Devynck, directrice du musée Toulouse-Lautrec d’Albi, à commencer par les possibilités qu’offre cette technique encore jeune : le nouveau rapport au modèle, les mises en scène de soi (en kimono de cérémonie, louchant comme un acteur de kabuki pour dire l’influence de l’art japonais; en Jane Avril pour questionner, avec humour, sa propre identité; en clown triste pour révéler une facette plus sombre de son personnage), mais aussi les innovations plastiques quand le peintre rehausse la photographie d’une de ses lithographies pour en produire une seconde version.
L’omniprésence du mouvement ancre à n’en pas douter l’artiste dans cette modernité que les futuristes ont continué à exalter, une dizaine d’années plus tard.
Pour autant, Danièle Devynck insiste : la formation classique a été déterminante pour l’artiste, en particulier celle qu’il a reçue chez Fernand Cormon, dont les peintures d’histoire frappent par leur énergie remarquable. Et si, à partir de 1886-1887, Toulouse-Lautrec n’a cessé de faire évoluer son dessin vers plus d’ellipse, plus d’urgence, plus d’efficacité, jouant du vide et des suspens du non finito, c’est à partir de ce qu’il avait appris. Dans cette perspective, l’influence de l’estampe japonaise de même que la thématique montmartroise peuvent être interprétées non comme des ruptures radicales avec ce passé, mais comme des élargissements de celui-ci, l’exaltation du mouvement correspondant à une tentative d’ouvrir la peinture d’histoire à la modernité.
Tout est mouvement
Car le temps, à l’époque, semble s’accélérer, du fait entre autres des moyens de locomotion – bicyclette, automobile – pour lesquels se passionne cet artiste qui « ne recule devant aucun thème ». Dans son œuvre, « tout bouge », constate la commissaire, qui cite le portrait de Misia Natanson pour La Revue blanche (1895) : celle-ci patine, son manchon formant une sorte de balancier, et tous les traits nerveux, courts, incisifs traduisent, dans leur répétition, le mouvement, à la manière des bandes dessinées. Elle évoque également les croquis préparatoires autour de la figure d’Yvette Guilbert, qui permettent au peintre de fixer différents moments d’expressivité intense, son affiche pour la marque de chaînes Simpson (1896), où le rythme de la course cycliste est rendu par un jeu d’enchaînement des figures, de succession de plans et de hors-champ, ou encore un portrait, particulièrement cinématographique, de Louis Bouglé (1898), assis sur le muret d’une digue sur lequel ruisselle l’eau d’une vague venue s’y briser. Autant de manifestations plastiques, au cœur de l’œuvre de Toulouse-Lautrec, du temps qui passe et de la vitesse. Cette omniprésence du mouvement ancre à n’en pas douter l’artiste dans cette modernité que les futuristes ont continué à exalter, une dizaine d’années plus tard. On pourrait penser que la grande liberté qu’il devait à sa naissance aristocratique, sa totale ouverture d’esprit constituent un autre trait distinctif de sa modernité : cette aisance à circuler entre l’académie et les impressionnistes, entre son milieu d’origine, la bohème montmartroise et les cabarets, voire les maisons closes, mais aussi entre la peinture et l’affiche, soit entre le Salon et la rue. Très tôt en effet, incité probablement par l’exemple de Pierre Bonnard, il manifeste un intérêt profond pour la technique de la lithographie – une photographie le montre d’ailleurs à l’entrée du Moulin-Rouge, ayant ôté son chapeau en signe d’admiration devant l’affiche réalisée par Jules Chéret pour l’ouverture du cabaret. Danièle Devynck rappelle en outre que Toulouse-Lautrec a non seulement exposé des lithographies au même titre que ses peintures, mais qu’il a parfois été jusqu’à montrer des premiers tirages et même les pierres à partir desquelles ils étaient réalisés, affichant le processus comme de nombreux artistes après lui. Ce faisant, il pointe également vers un phénomène plus large qui prend alors son essor, à savoir le brouillage des frontières entre l’art et le commerce : ces affiches lithographiées, novatrices formellement, sont au premier chef promotionnelles, tandis que les marchands d’art commencent à les exposer et à les vendre. Revoir l’œuvre de Toulouse-Lautrec aujourd’hui, c’est donc, outre le plaisir que l’on ne manque pas d’y prendre, s’interroger encore sur ce qui a fait la modernité et sur ce qu’elle nous a fait.
« Toulouse-Lautrec. Résolument moderne », 9 octobre 2019-27 janvier 2020, Galeries nationales du Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower,75008 Paris.