Comme il existe des « films-monde » ou des « romans-monde », capables de traduire dans une forme esthétique la totalité d’un sentiment existentiel, il y a des « opéras-monde » qui affichent le désir de créer, dans la modestie du possible, un « art total », embrassant une gamme infinie d’émotions et d’idées. C’est ce rêve démesuré de totalité qu’explore au Centre Pompidou-Metz l’exposition « Opéra Monde », consignant des maquettes, costumes, éléments de scénographie et autres installations. De fait, par l’importance des moyens qu’il met en jeu sur scène (orchestre, chœurs, chanteurs, large plateau), l’opéra joue avec la dimension du spectaculaire, de la théâtralité, de l’ornemental. Son intensité procède en partie de la puissance des images qui l’encadrent et l’embellissent, telle la voix d’un chanteur folk qui s’arrime à la sobriété d’une scène nue.
Une histoire des formes esthétiques
Le concept même d’« œuvre d’art totale » (traduit de l’allemand Gesamtkunstwerk) remonte au romantisme allemand du XIXe siècle. Le compositeur Richard Wagner s’en fit le promoteur absolu, en créant des opéras mobilisant toutes les formes artistiques possibles (musique, théâtre, scénographie, arts plastiques…). En 1983, à Zurich, l’exposition « Der Hang zum Gesamtkunstwerk » (« La tendance à l’œuvre d’art totale »), montée par Harald Szeemann, en rappelait l’exigence formelle. Trente-cinq ans plus tard, le commissaire Stéphane Ghislain Roussel affine à Metz cette histoire épique. La « quête » d’un art total, dont la mythologie opératique porte les traces, se déploie à travers un parcours pensé selon une double traversée : de l’histoire de l’art autant que de celle de l’opéra.
de nombreux opéras du XXe siècle et d’aujourd’hui, initialement perçus comme antiacadémiques, voire expérimentaux, sont devenus avec le temps des « classiques ».
Comme si l’une et l’autre pratique n’avaient cessé de s’aimanter pour fusionner parfois, mais aussi pour s’animer de manière autonome, chacune de leur côté. Au contact de l’opéra, des artistes ont repensé leurs propres gestes, à l’image de David Hockney qui puisa en 1975 dans The Rake’s Progress d’Igor Stravinsky un nouveau souffle pour sa peinture.
Au contact de l’art, des metteurs en scène d’opéra ont élargi leur vision, à l’image de Peter Sellars travaillant avec Bill Viola pour sa mise en scène de Tristan und Isolde à l’Opéra de Paris en 2005. « Le parti pris d’“Opéra Monde” est de créer une fugue polysensorielle, qui illustre, d’une part, la manière dont l’opéra est fertilisé par les arts visuels et, d’autre part, sa façon d’irradier la création plastique », confirme Stéphane Ghislain Roussel. Circulaire et affinitaire, l’exposition offre ainsi au spectateur une expérience à la fois sensitive – une plongée franche dans les affres de l’univers lyrique – et réflexive – une analyse documentée des affinités entre l’opéra et l’art dans l’histoire des formes esthétiques. Déjà sensible, lorsqu’elle était en fonction à la Cité de la musique, puis au Centre Pompidou à Paris, aux lois de l’attraction entre les arts plastiques et la musique et la danse (voir l’exposition « Danser sa vie », 2011-2012), la présidente du Centre Pompidou-Metz Emma Lavigne (nommée entre-temps à la tête du Palais de Tokyo, à Paris) souligne que « l’exposition “Opéra Monde” questionne la théâtralité qui innerve les champs de l’art moderne et contemporain. Sa résonance est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit dans le cadre du 350e anniversaire de l’Opéra national de Paris, berceau de gestes artistiques novateurs – ceux de Bill Viola, de Romeo Castellucci ou de Clément Cogitore, pour ne citer qu’eux. »
Reposant sur une scénographie habile, confiée à la Polonaise Malgorzata Szczesniak, attentive aux autres arts dans sa pratique, notamment aux côtés de Krzysztof Warlikowski, l’exposition explore de manière transversale une dizaine de chapitres, sans logique chronologique. Entre un prologue spectaculaire – l’imposante figure de King Kong vue dans L’Affaire Makropoulos de Warlikowski (2007) – et un finale réalisé par Clément Cogitore pour sa mise en scène des Indes galantes (2017), le visiteur découvre une multitude de plateaux embrasés, où l’image réélectrise sans cesse l’écoute. Si la peinture fut longtemps le médium dominant dans l’espace scénique, d’autres moyens visuels viennent dès les années 1970 combler les besoins en images de l’opéra, tels l’architecture, la lumière, la photographie, le cinéma, la vidéo… De nombreux opéras du XXe siècle et d’aujourd’hui, initialement perçus comme antiacadémiques, voire expérimentaux, sont devenus avec le temps des « classiques ». Ainsi du mythique Einstein on the Beach mis en scène en 1974 par Bob Wilson sur une musique de Philip Glass; de To Be Sung mis en scène par Pascal Dusapin à Nanterre-Amandiers en 1994, sur une installation scénographique de James Turrell; de Rusalka mis en scène par Robert Carsen, avec les décors et costumes de Michael Levine, à l’Opéra Bastille en 2002, ou encore d’Elektra mis en scène par Klaus Michael Grüber, avec les décors et costumes d’Anselm Kiefer, à Naples en 2003.
Au-delà même de ses tours de force esthétiques, la culture bourgeoise, voire conservatrice, de l’Opéra s’ancre de plus en plus dans le présent de nos sociétés. Au point que des artistes et metteurs en scène « relisent le répertoire à l’aune d’une critique politique », précise Emma Lavigne. L’opéra-monde, c’est le monde contemporain qui résonne dans l’opéra lui-même, autant que le chant dans la fulgurante beauté d’un geste artistique.
« Opéra Monde. La quête d’un art total », 22 juin 2019-27 janvier 2020, Centre Pompidou-Metz, Galerie 3, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, 57000 Metz.