D’Henri Matisse à Pierre Soulages, d’Otto Dix, Ernst Ludwig Kirchner ou surtout Max Beckmann à Markus Lüpertz, de Jackson Pollock à Joan Mitchell, les artistes du XXe siècle ont fait leur la forme du triptyque, plus encore que les peintres du siècle précédent qui avaient contribué à sa renaissance.
La narration déconstruite
De tous, Francis Bacon est celui qui a exploité avec le plus de force les potentialités et les tensions inhérentes à ce mode de composition archaïque, hérité d’un Moyen Âge dominé par le sacré. Encore convient-il de noter que le triptyque n’est qu’une des occurrences de la forme plus générique du polyptyque : une œuvre composée de multiples tableaux – jusqu’à plusieurs dizaines – réunis dans un cadre architecturé fixe, tels les premiers retables italiens du XIIIe siècle, ou animé de volets mobiles, tel le retable de L’Adoration de l’Agneau mystique de Jan van Eyck (1432) ou celui d’Issenheim par Matthias Grünewald (1512-1516). Le triptyque ne s’impose comme l’expression dominante du genre qu’à partir du XVIe siècle et surtout à l’époque baroque, au moment où prime l’unité d’une narration débordant, au-delà du panneau central, sur les volets. L’apogée de cette forme – qui est simultanément son monumental chant du cygne – est atteint par L’Érection de la Croix de Pierre Paul Rubens (1610-1611), aujourd’hui dans la cathédrale d’Anvers, triptyque avec lequel certaines œuvres de Bacon entrent en résonance. Trois Études pour une Crucifixion (1962), dont le titre trahit la référence à l’art des siècles passés, n’est pas sans évoquer le chef-d’œuvre du maître flamand. Avec cette peinture, Rubens a bouleversé l’horizontalité statique du retable traditionnel au profit d’une verticalité dynamique, où, comme chez Bacon, de panneau en panneau, la chair exulte, où les corps, athlétiques, sont animés de violentes torsions, où la figure humaine, l’animal même sont réduits à de spectaculaires spirales exprimant tous les degrés de la souffrance ou de la brutalité du monde. Ressemblance fortuite ? Probablement pas, Bacon est un tel connaisseur de la peinture baroque qu’il ne peut pas ne pas avoir saisi chez son célèbre devancier le pouvoir de la forme et de la couleur. Mais, surtout, Bacon reprend la question du triptyque à l’endroit où Rubens l’avait apparemment liquidée, pour plus de deux siècles; simplement, il renverse la proposition de son prédécesseur. Là où le maître flamand avait dissous le triptyque dans l’unité de la narration, identifiant le retable à une gigantesque peinture de chevalet, l’usage de cette forme permet au peintre britannique d’effacer toute possibilité d’une histoire linéaire. Là où Rubens s’était finalement affranchi de la fonction délimitatrice du cadre à l’intérieur de la composition, Bacon, qui, contrairement à nombre de ses contemporains, n’abolit pas le cadre doré afin d’affirmer l’unicité de l’œuvre, l’exalte à nouveau. En valorisant ainsi le vide entre les panneaux, il casse tout rapport narratif ou logique trop explicite entre eux et suscite l’interrogation quant aux liens expressifs qui les unissent.
Rubens a contraint la structure du triptyque à se plier à l’unité de la narration ; Bacon l’a utilisée pour étouffer la tentation d’une narration.
Comme l’a bien montré Gilles Deleuze, chez Bacon, le cadre n’isole pas, il ne fait que séparer. Dans L’Érection de la Croix, les encadrements intérieurs introduisent un élément de distanciation; ils rappellent au fidèle, littéralement pris dans l’illusionnisme théâtral de la scène représentée, la matérialité de l’objet religieux : ce qu’il voit est bien une image peinte. Rubens, le peintre, doit jouer du moment où la composition apparaît à l’occasion de l’ouverture des volets, à l’écoulement du temps inhérent à cette épiphanie, à la tension entre les revers et la face; Bacon, lui, se contente de la froide linéarité de la cimaise où tout est immédiatement perçu d’un coup.
Les Triptyques les plus aboutis de l'Histoire
La simultanéité de la perception est encore accentuée par le choix de Bacon de peindre sur des toiles de même format. Il va ainsi à l’encontre de ce qui faisait l’une des spécificités du retable renaissant ou baroque : la hiérarchie iconographique naturellement induite par la structure du triptyque. Les panneaux latéraux y étaient, en effet, deux fois moins larges que la partie centrale sur laquelle ils se repliaient en dehors des fêtes de la liturgie catholique : au centre, la scène, qui apparaissait en premier à l’assemblée des fidèles au moment de l’ouverture; aux marges, la glose. Beckmann a su brillamment tirer parti de cette organisation hiérarchisée de la composition. Bacon, tout en soulignant la linéarité de la composition sur la cimaise, échappe à l’éventualité d’un autre panneau, à la tentation d’ordonner la représentation chronologiquement, logiquement ou d’un point de vue narratif, à la manière d’une séquence cinématographique, tout comme il échappe au risque de la dislocation. En effet, il compense le nivellement lié à des formats identiques par le rythme ternaire qui, par nature, définit un centre. Les compositions multiples de Bacon sont bien des triptyques, selon l’acception traditionnelle et baroque du terme, non des séries ouvertes sur la possibilité d’une suite; à l’instar des grandes machines de Rubens, elles se déploient tout en se refermant sur elles-mêmes. La présence des cercles, ou des pistes circulaires, qui creusent le mur, rappelle cet ample mouvement.
Rubens a contraint la structure du triptyque à se plier à l’unité de la narration; Bacon l’a utilisée pour étouffer la tentation d’une narration. Rubens devait compter avec le dévoilement progressif de la scène lors de l’ouverture des volets, Bacon avec la froide linéarité du mur. Rubens courait le risque de la dislocation, Bacon celui du morcellement. L’un et l’autre ont produit les expressions les plus abouties d’une forme héritée d’un autre âge, parce qu’ils ont su tirer parti des lignes de tension qui la traversent : unité et morcellement, centre et périphérie, juxtaposition et hiérarchie, composition et dislocation.
« Bacon en toutes lettres », 11 septembre 2019-20 janvier 2020, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.