Une ville survit-elle au mythe qu’elle a pu engendrer ? On retient bien souvent de Tanger son statut de cité internationale avant l’indépendance du Maroc. Les plus grands peintres ont été attirés par son ouverture sur la Méditerranée, d’Eugène Delacroix à Henri Matisse, en passant par Cy Twombly. Périodes fastueuses dont les jeunes générations peinent pourtant à s’enorgueillir. Tanger reste, encore aujourd’hui, la localité qui fournit le plus important contingent de peintres, souvent figuratifs, dont la majorité a choisi de s’exiler en Europe, comme Yassine Chouati, Omar Mahfoudi ou Anuar Khalifi. Le souvenir d’artistes de renommée internationale, tels qu’Yto Barrada, fondatrice de la Cinémathèque, Mounir Fatmi, Amina Rezki ou Zakaria Ramhani – lequel a fait le choix d’un récent retour au pays –, est dans toutes les têtes. Leur départ est le prix à payer d’un marché de l’art quasi inexistant, ce dont se plaignent la plupart des galeristes ayant pignon sur rue, de Chokri Bentaouit (galerie Dar D’art) à Omar Salhi (Medina Art Gallery) ou encore Aziza Laraki (de la toute nouvelle Gallery Kent).
« Il n’y a ni collectionneurs ni lieux institutionnels dignes de ce nom », surenchérit Stéphanie Gaou, créatrice de la librairie-galerie des Insolites qui, depuis dix ans, fonctionne comme un véritable incubateur de talents. Nombreux sont les artistes montants à avoir exposé chez elle, à l’image du photographe Hicham Gardaf, installé à Londres. « Il devrait y avoir un grand musée de la Méditerranée à Tanger », conti-nue-t-elle, consciente que le désintérêt des pouvoirs publics ne date pas d’hier. Sous le règne d’Hassan II, la ville a été laissée pour compte. Elle est en passe de devenir néanmoins le second pôle économique du Maroc, grâce à la ligne grande vitesse et au projet portuaire Tanger Med. La proximité de l’Institut national des beaux-arts de Tétouan, dont sont issus Younès Rahmoun ou Safaa Erruas, représente une opportunité, mais les attentes de « cette véritable pépinière de talents », selon Chokri Bentaouit, peinent à être comblées.
Au cœur du détroit
Passé ce constat en apparence désespérant, renforcé par les ravages que produisent conjointement un urbanisme et une économie relevant de l’informel, il faut reconnaître la créativité de toute une génération férue d’arts visuels et de pratiques artistiques performatives. Sur les pas d’Yto Barrada, qui, déjà en 2006, dans Le Projet du Détroit, évoquait « ce grand cimetière marocain » que représente, à ses yeux, le Détroit, le photographe Hicham Gardaf s’intéresse aux transformations urbaines. Il documente avec une rare poésie un processus de destruction à l’œuvre dans de nombreux quartiers. L’un de ses travaux en cours le conduit à photographier, depuis 2012, un immense panneau publicitaire promouvant la candidature de la ville à l’Exposition universelle : « Je le photographie de façon régulière, explique-t-il, jusqu’à sa disparition. » Le peintre autodidacte, Mohamed Saïd Chair, figure, dans sa série Into the Box, des super-héros déchus sur un support cartonné, inspirés par ceux dont les enfants de la médina se servent en guise de jouet.
Ville dont les galeristes aiment souvent exposer, faute de mieux, des artistes internationaux, Tanger se situe au carrefour de toutes les contradictions qui voient les pays du Sud envier ceux du Nord. La question des migrations hante ainsi de nombreuses toiles d’Amina Rezki ou d’Omar Mahfoudi, qui, bien qu’ils aient fait le choix de l’expatriation, restent tangérois d’âme et de cœur.
des initiatives louables, apparues ces dernières années, montrent une jeune génération œuvrer à la création de nouveaux espaces qu’elle souhaite ouverts à un large public.
Utopies de l’informel
Des initiatives louables, apparues ces dernières années, montrent une jeune génération œuvrer à la création de nouveaux espaces qu’elle souhaite ouverts à un large public et « à une réflexion critique sur l’art », ainsi que le précise Nouha Ben Yebdri, la fondatrice de Mahal Art Space. Hicham Bouzid, le directeur artistique de la plateforme Think Tanger – laquelle dispose notamment d’un espace de production sérigraphique –, est confiant dans la possibilité de voir émerger une scène alternative qu’il appelle de ses vœux. À l’image du récent festival de danse Haraka ou du multidisciplinaire Youmein Festival (du 25 au 27 juillet 2019, avec pour thématique le désir). Différents projets collaboratifs lui tiennent aussi à cœur, dont l’un mené autour des « Utopies de l’informel », afin d’initier les jeunes générations d’un quartier périphérique à des pratiques artistiques visuelles inédites. À suivre assurément.