Si la Tefaf Maastricht inspire bien des vocations, la relation que Paul Smeets entretient avec la plus célèbre foire d’art du monde ne ressemble à aucune autre. Petit saut dans le temps. À la fin des années 1980, Rob Smeets, fils d’un industriel et collectionneur maastrichtois et lui-même publicitaire à Milan, où il vit avec son épouse italienne et leur fils Paul, décide de changer de voie. À 45 ans, il ouvre une galerie spécialisée dans l’art flamand et hollandais – le domaine de prédilection de son propre père – et, trois ans plus tard, il expose pour la première fois à la Tefaf. « J’avais alors 18 ans, confie Paul Smeets, et pas l’ombre d’un doute ne planait alors dans mon esprit sur mon futur métier. Pour autant, je savais qu’il n’était pas juste de se lancer tout de suite. » À Milan, il s’inscrit à l’università cattolica del Sacro Cuore, où il soutient quelques années plus tard un mémoire sur la première édition italienne de l’Histoire de l’art dans l’Antiquité de Johann Joachim Winckelmann. Dans la foulée, il s’offre une année de stage chez Sotheby’s à Londres, mais patientera encore un peu avant de franchir le pas. Suivent des expériences professionnelles dans la maison d’édition d’un collectionneur de livres anciens ou auprès de son université, dont il obtient des financements pour poursuivre ses travaux de recherche. À 30 ans enfin, il est accueilli à bras ouverts par son père, mais le hasard de la vie fait qu’ils ne travailleront côte à côte que deux ans seulement. La maladie ne lui permettant plus de voyager, Rob Smeets ouvre une galerie d’art contemporain à Pérouse et laisse à son fils les rênes de celle de Milan.
« Lors des ventes à Londres, explique Paul Smeets, je me suis retrouvé à donner le change auprès des autres marchands – mon père ne voulait absolument pas divulguer de bulletin de santé –, en les laissant croire qu’il était derrière toutes mes décisions alors que ce n’était pas le cas ! Ce jeu d’équilibriste s’avérait indispensable car je n’avais pas une once de crédibilité vis-à-vis des autres. Les Latins offrent rarement leur chance aux jeunes gens; les Américains, au contraire, m’ont tout de suite pris sous leur aile. Je serai toute ma vie reconnaissant à Otto Naumann d’avoir eu ce courage. » Voilà le trentenaire novice qui pousse tout à coup jusqu’à 700 000 livres sterling une œuvre mise à prix à 30 000. « Je garde un souvenir très marqué de cette période, mais tout n’était pas si chaotique que cela en a l’air en l’évoquant. Nous partagions mon père et moi une communauté de vues et, surtout, un goût. S’il s’amusait à me laisser me dépatouiller seul, il savait qu’il n’y aurait guère de mauvaises surprises.»
Un mur, un tableau
« Si je dois dater le moment où j’ai vraiment pris mes marques dans la galerie, poursuit Paul Smeets, je crois que c’est le jour où j’ai décidé de faire évoluer la ligne esthétique de nos présentations. Jusqu’alors, mon père exposait seulement sur des murs noirs. J’ai choisi un “taupe” et surtout imposé l’idée d’ “un mur, un tableau”, ce qui oblige à repenser considérablement un espace, que ce soit celui de la galerie ou des stands dans les foires.» Passé de Milan à Genève et se concentrant désormais sur l’art baroque italien, Paul Smeets a néanmoins gardé la plupart des recettes de son père. Comme lui, il fait pâlir d’envie ou d’inquiétude ses collègues en enchérissant une œuvre tel que seul un collectionneur le ferait, et non un marchand. Comme lui, il n’acquiert que ce qui lui plaît. Ce qui était, il y a encore quinze ans, un pari risqué est devenu aujourd’hui la condition sine qua non de sa réussite dans un marché qui a considérable-ment évolué.
« Il y a quelques années, nos clients étaient hyperspécialisés. L’amoureux de peinture napolitaine achetait un Stanzione tardif après avoir déniché un Stanzione des années 1630… Aujourd’hui, plus rien de cela n’est vrai, l’éclectisme est de rigueur. Un amateur comme Gimmo Etro – qui incarne pour moi le prototype du client moderne – a une approche extrêmement transversale des œuvres et, surtout, esthétique. Peu lui importe de connaître la rareté d’une œuvre, l’importance de sa provenance ou sa place dans l’histoire de l’art – je dirais que c’est ma partie, et c’est la raison pour laquelle il s’adresse à moi. Ce qu’il cherche, c’est un déclic émotionnel instantané. » Paul Smeets a pris acte depuis longtemps de ces changements. Il ne participe qu’à deux foires par an, Tefaf Maastricht et Tefaf New York, et n’acquiert guère plus de douze tableaux par an, très majoritairement auprès de collectionneurs privés.
La nouvelle génération aux manettes de la Tefaf
Il y a un an, au début de l’édition 2018 de Tefaf Maastricht, Konrad Bernheimer propose à Paul Smeets de prendre sa suite à la tête du secteur des peintures de la foire : « Très sincèrement, c’était aussi inattendu qu’émouvant. Maastricht est le berceau de ma famille, la Tefaf est la clé du succès de notre galerie, et j’avais pris conscience quelques heures plus tôt que j’avais déjà passé un an de ma vie dans la chambre 301 de l’hôtel NH Maastricht qui jouxte la foire, où j’ai mes habitudes depuis que je suis jeune homme. » La Tefaf veut envoyer un signal fort, et le choix de Christophe de Quénetain comme responsable des antiquités, Christophe Van de Weghe pour l’art moderne et Paul Smeets pour les peintures est tout sauf anodin. C’est à la fois la reconnaissance de cette nouvelle génération qui a fait ses preuves, et une manière de tourner le dos aux épisodes délicats qu’a connus le marché de l’art au cours des dernières années.
Nous partagions mon père et moi une communauté de vues et, surtout, un goût. S’il s’amusait à me laisser me dépatouiller seul, il savait qu’il n’y aurait guère de mauvaises surprises
Comme Christophe Van de Weghe qui a renouvelé cette année 20% des exposants de la section moderne – au passage, de nombreux Français ont fait leur entrée dont Georges-Philippe et Nathalie Vallois, kamel mennour ou Le Minotaure –, Paul Smeets a mené tambour battant une petite révolution : aucun marchand ne reçoit plus automatiquement une invitation à revenir l’année suivante. Ainsi, l’édition 2019 a vu arriver 10% de nouvelles galeries d’art ancien, dont Piacenti, Bottegantica, Maurizio Nobile, Dario Porcini ou encore Carlo Virgilio. « Nous espérons, explique Paul Smeets, attirer dans les années à venir des galeries aussi essentielles que Wildenstein & Co. ou Hazlitt Gooden & Fox. L’excellence est le seul critère qui doit continuer à prévaloir. » À Paris, à Londres ou à New York, il n’est pas sûr que la vieille garde ait réalisé combien cette génération a déjà bouleversé les règles du jeu en inventant un nouveau modus operandi. Si Paul Smeets ne manque jamais de rendre hommage à la génération de son père, il est vrai qu’avec Jorge Coll, Nicolás Cortés (les deux nouveaux propriétaires de Colnaghi), Matteo Grassi, Umberto Giacometti, Stefano Grandesso ou Carlo Virgilio, ces jeunes quadras ont compris que pour maintenir le marché de l’art ancien vivant, il était nécessaire de travailler main dans la main et non l’un contre l’autre. Hier, l’instinct commercial et l’expérience primaient; aujourd’hui, le savoir et la collaboration sont bien plus fondamentaux.