Anatomia, Fusion, Visage, Animal, Miroir, Corpus, Aesthetica, Une femme/Un homme… Les titres de leurs catalogues sont autant de clins d’œil facétieux aux publications des plus illustres épigraphes et archéologues. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les Chenel ont une approche pleine d’humour et de piquant de leur sujet de prédilection : l’art antique. «Humour» et «piquant» sont d’ailleurs les deux mots qui viennent à l’esprit pour définir le cadet, Adrien, qui aurait pu choisir pour devise cette saillie de Paul Valéry :
«Un homme sérieux a peu d’idées. Un homme à idées n’est jamais sérieux.»
À mille lieues de l’attitude hautaine de certains marchands d’antique anglo-saxons, l’homme a le contact facile, et c’est peut-être la recette de son succès.
Un sentimental
Alors que tous ses proches ne jurent que par sa bonhomie et son naturel joyeux, nous retrouvons Adrien Chenel cloîtré dans le showroom qu’il a aménagé il y a un an et demi au quatrième étage d’un immeuble du quai Voltaire et où il vit – la seule trace d’occupation des lieux, ce sont des livres de poche cornés, des classiques, d’Aurélien aux Frères Karamazov. L’homme est chagrin. Le matin même, son aîné, Ollivier, l’a prévenu qu’un client était intéressé par la grande Vénus et qu’il aurait besoin d’une bonne photographie. «Je savais qu’elle ne resterait pas, mais je ne m’attendais pas à ce que sa présence ici soit si évanescente. Je ne boude pas, mais j’ai mis mon téléphone sur silencieux depuis qu’il m’a envoyé ce SMS.» Inutile après cet intermède sentimental d’expliquer qu’Adrien Chenel partage le même goût que ses collectionneurs. À 17 ans, ce Niçois voulait être photographe. Mais après deux ans au Camberwell College of Arts, à Londres, et deux ans au London College of Fashion, il prend plus de plaisir à immortaliser les courbes des sculptures du British Museum que celles des mannequins filiformes. Là-bas, Adrien Chenel passe tout son temps libre dans les salles de ventes, où il apprend les rudiments du métier aux côtés de son père qui s’y est installé et qui avait lui-même tout appris de l’expert François Biancarelli. «Mon frère et ma belle-sœur Gladys venaient d’ouvrir une galerie rue du Bac, à Paris, et à ce moment-là nous achetions un peu de tout. Or, pour participer à nos premiers salons et nous faire connaître, il était nécessaire de nous spécialiser.» Si la galerie Chenel expose aujourd’hui à la Tefaf Maastricht et New York, à Masterpiece, à Frieze ou à la Brafa, si elle a pignon sur rue quai Voltaire, Adrien Chenel a gardé la même attirance pour les salles du bas de Drouot et les petites ventes de province. «Cela vient aussi de notre enfance. Notre grand-père était brocanteur et nous passions nos vacances à Saint-Raphaël entourés d’un amoncellement de bibelots dans son mas ou son échoppe minuscule. L’atmosphère qui y régnait concurrençait celle des livres de Marcel Pagnol, tant les personnages avaient des caractères bien trempés.»
Un érudit
«Il y a de très beaux musées à Berlin, mais je n’y suis toujours pas allé car voir des chefs-d’œuvre dans un lieu aseptisé ne me tente pas. La poésie d’une ruine ou d’un antique qui dort au coin d’une rue ou dans un musée romain a quelque chose d’indépassable.» Ce fils d’un des plus grands amateurs des céramiques de Picasso a un goût pour le beau, mais il ne s’était pas rendu compte que les verres à eau dénichés à Drouot faisaient partie d’une collection iconique de Dior – c’est nous qui le lui avons appris. Il est en revanche intarissable sur le moindre bout de marbre, qu’il compare et rapproche de telle ou telle pièce dans les musées italiens. «Je n’ai pas suivi un parcours académique. Depuis deux décennies, je passe en revanche ma vie au Museo archeologico nazionale di Napoli ou au museo di Scultura antica Giovanni Barracco, au Palazzo Altemps et au Palazzo Massimo, à Rome. J’y ai formé en quelque sorte un musée imaginaire, ou pas tout à fait, auquel je confronte instinctivement tout ce que je vois dans la journée. Je crois aussi qu’en cherchant sans cesse le meilleur angle d’une sculpture pour prendre une photographie, j’ai développé une interaction et une hypersensibilité avec la pierre.» Adrien Chenel a aussi appris de ses erreurs. «Lorsque nous vivions tous les deux à Londres, mon père était toujours d’accord pour financer mes acquisitions, en particulier les mauvaises. Il considérait que je n’apprendrais jamais aussi vite qu’en me leurrant sur une pièce.»
Ce rêveur au tempérament primesautier aiguise aussi son regard lorsque, peu avant ses 30 ans, un collectionneur lui ouvre son cabinet où il accumule depuis quatre décennies des bijoux antiques dans des boîtes à chaussures. Dès lors, pendant des mois, Adrien Chenel ne rêve plus que de cela. «Il a fait de moi son cochon truffier. Je ne le remercierai jamais assez. Depuis, c’est un peu mon jardin secret. Rien de plus magique pour moi que de dénicher une bague avec une tête d’Éros en calcédoine bleutée ou un visage en grenat», dit-il en regardant avec un air plein de malice celle qui orne son doigt. Au sujet de ses qualités de chineur, le galeriste Guy Ladrière ne tarit pas d’éloges : «Je l’appelle l’ingénieur parce qu’il est très érudit. Et s’il s’intéresse aux marbres comme son frère, il a cette passion rare pour les camées et les intailles.»
Un Passionné
«Qui achèterait de la haute couture sur catalogue sans voir la robe se mouvoir ou sans même prendre le tissu entre ses doigts?», nous demande de but en blanc au téléphone l’un des meilleurs clients des Chenel. «Je crois que c’est la même chose pour les antiques. J’ai commencé il y a une douzaine d’années à en acheter à New York et à Londres auprès des grandes maisons de ventes. Mais lorsqu’elles arrivaient quelques semaines plus tard chez moi, je ne me précipitais pas pour les déballer. Finalement, les marchands ne m’inspiraient guère confiance. Puis j’ai poussé la porte de la galerie Chenel, où j’ai moins l’impression d’être un client que de m’offrir un bon moment. Adrien a cette faculté à discuter de chaque antique comme d’une pièce de musée, sans jamais parler d’argent puisque de toute façon il est incapable de donner un prix de lui-même.» Si le collectionneur insiste, Adrien contacte alors Ollivier pour fixer un montant, et l’amateur a ainsi un petit laps de temps pour se demander s’il désire vraiment l’œuvre. Avant que la somme lui soit enfin communiquée, il sait déjà s’il va acheter ou non.En réalité, pour chaque pièce d’exception, il y a aujourd’hui quatre ou cinq clients dans le monde, d’où le showroom où l’atmosphère est plus chaleureuse et où l’œuvre est mise en situation, très loin de la scénographie muséale, et en un sens moderne, d’une galerie ou d’un salon. «Ce que nous aimons profondément, Ollivier et moi, c’est la poésie d’un intérieur désuet. Les amateurs cherchent une nouvelle façon d’ex-poser les œuvres chez eux et de se les approprier. Il n’est pas rare qu’ils nous demandent de réfléchir avec eux pour trouver une autre façon de socler les marbres afin d’échapper à la désormais présentation minima-liste, devenue presque une norme. Cette génération naissante est en train d’ouvrir une nouvelle page du collectionnisme.» Nouvelle page ou pas, les Chenel sont entrés dans la cour des grands. Preuve en est le concert d’éloges de la galeriste romaine Alessandra Di Castro : «Adrien Chenel possède le “troisième œil”, celui du connaisseur, du passionné et de l’amoureux des œuvres d’art. C’est un “Antiquario” avec le “A” majuscule de l’acception noble du terme.»