Ubi bene, ibi patria. Là où l'on est bien se trouve la patrie. Mais où trouver un tel lieu, autant physique que spirituel ? Sans doute le jeune Anselm Kiefer (installé en France depuis le début des années 1990 à Barjac, dans le Gard, et à Croissy-Beaubourg, en Seine-et-Marne) est-il en quête d'une réponse à cette interrogation existentielle lorsque, âgé de 21 ans, en 1966, il décide de séjourner trois semaines au couvent Sainte-Marie de La Tourette, à Éveux, au nord-ouest de Lyon.
Il est attiré, avant tout, par l'architecture de la dernière grande œuvre de Le Corbusier en France - un vaste édifice minimaliste en béton brut, construit entre 1953 et 1960, classé monument historique depuis 1979 et traversé par la lumière d'un paysage d'Arcadie. Pour Kiefer, qui partage à cette époque le quotidien des frères dominicains dans ce lieu encore fermé au public, l'expérience se révèle déterminante. Au point de marquer, de son propre aveu, la genèse de sa vocation. Non pas tant religieuse qu'artistique, fasciné par ce qu'il appelle la « spiritualité du béton », un matériau qu'il ne cessera par la suite d'explorer, comme les thématiques bibliques, la mystique juive. Au cours de ce séjour monacal initiatique, il tient un journal de bord. Il s'y montre particulièrement sensible au dialogue entre l'architecture du couvent et la nature environnante.
Associée à la Biennale de Lyon 2019, son exposition au couvent est un retour aux sources. L'élève de Joseph Beuys à l'Académie des Beaux-arts de Düsseldorf, lauréat du prix international à la Biennale de Venise en 1997 et du Praemium Imperiale en 1999, revisite avec émotion le lieu où tout a commencé. Sans le choc esthétique de la découverte de La Tourette - parler ici de révélation semble approprié -, Anselm Kiefer ne serait pas l'immense artiste que l'on connaît aujourd'hui. Ni artiste, tout court. Transformé par cette expérience, il délaisse à son retour ses études de droit, de langues et littératures romanes pour se réorienter vers l'art et s'inscrire aux Beaux-arts de Fribourg-en-Brisgau et Karlsruhe.
Commissaire de l'exposition, Frère Marc Chauveau, dynamique membre de la petite confrérie dominicaine qui vit touiours au couvent, a initié le programme d'expositions d'art contemporain en 2009. L'ancien étudiant à l'école du Louvre, à Paris, orchestre depuis une décennie cette rencontre singulière entre art et architecture. Précédemment, il a invité François Morellet, Giuseppe Penone, Anne et Patrick Poirier, Anish Kapoor ou encore, il y a deux ans, Lee Ufan. « Ce n'est pas une galerie ni un musée, le couvent de La Tourette est un endroit qui refuse de mettre en valeur la beauté. Jai dû longtemps lutter contre cela », nous avait alors confié l'artiste d'origine coréenne, installé au Japon, d'abord rebuté par la radicalité de Le Corbusier. Avant, une fois le lieu apprivoisé, de disposer in situ, avec brio, ses œuvres délicates et méditatives.
Anselm Kiefer présente ici une nouvelle pièce, monumentale, produite pour l'occasion. Intitulée Résurrection, celle-ci a été installée dans l'église conventuelle, derrière l'autel : des tournesols géants sortis d'un tas de gravats pointent vers la lumière qui filtre par les ouvertures, dans un élan symbolique empreint de religiosité, au diapason du lieu. Si les œuvres sélectionnées sont toutes remarquablement montrées, celle-ci plus particulièrement produit un fort effet, a fortiori dans un espace qui, en tant que tel, déjà impressionne. L'église est le cœur battant de La Tourette. Kiefer ne s'y est pas trompé, qui y a créé sa pièce maîtresse, dans une scénographie parfaite. Un symbole d'espoir, de renaissance, dans lequel d'aucuns verront le signe d'une transcendance.
Ailleurs, le dialogue avec les lignes et volumes du bâtiment se révèle tout aussi convaincant, qu'il s'agisse de Danaé, qui accueille le visiteur dès l'entrée, de la large toile intitulée Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? accrochée dans le réfectoire où l'artiste prenait jadis ses repas avec les moines, ou encore de l'imposante maquette Jérusalem céleste (version réduite du site de Barjac) dans l'une des salles donnant sur la nature environnante. Vitrines, peintures, livres et installations complètent ici et là l'ensemble, dans un dialogue réussi entre l'art de Kiefer et l'architecture de Le Corbusier. Cinquante-trois ans après, le jeune artiste en devenir, désormais consacré, revient se confronter aux lignes radicales du pionnier de l'architecture moderne. Un écrin sur mesure pour une œuvre qui lui doit jusqu'à son existence même. À La Tourette, Kiefer lève le voile sur une expérience intime, longtemps gardée secrète. L'exposition remet son œuvre en perspective, éclaire son parcours. Ce regard introspectif donne des clés de compréhension formelle, intellectuelle, spirituelle. Comme une évidence. Une rétrospective, au sens propre du terme.
« Anselm Kiefer à La Tourette », jusqu'au 22 décembre, Couvent Sainte-Marie de La Tourette, 69210 Éveux.