LYON. À l’origine, l’invitation avait été faite au Palais de Tokyo, ou plutôt à Jean de Loisy, qui le dirigeait alors. Sa nomination à la tête de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris a changé le cours des choses, et le commissariat de la 15e Biennale de Lyon est passé aux mains d’un collectif à sept têtes incarnant le Palais de Tokyo des années récentes : Daria de Beauvais, Adélaïde Blanc, Yoann Gourmel, Matthieu Lelièvre, Vittoria Mattarese, Claire Moulène et Hugo Vitrani. L’une des questions que soulève cette Biennale est d’établir s’il est possible d’exprimer une vision à sept, sans rapports hiérarchiques et dans un fonctionnement purement horizontal. S’il fait la richesse et la fraîcheur de l’ensemble, ce multiple commissariat contribue aussi à brouiller les pistes.
UN SITE GIGANTESQUE, MARQUÉ PAR SON HISTOIRE INDUSTRIELLE
Le titre de la Biennale, « Là où les eaux se mêlent », est issu d’un poème de Raymond Carver. Pour Yoann Gourmel, il évoque notre monde instable, fait de flux permanents de personnes, de données et de marchandises. Comme beaucoup de thèmes des biennales internationales, c’est un sujet très large, qui permet de rassembler des œuvres autour des problématiques essentielles qui animent la société contemporaine, mais souvent au détriment de la clarté du propos énoncé – il en est ainsi par exemple à la Biennale de Venise cette année, sous l’intitulé « May You Live in Interesting Times ». Par ailleurs, si la question de l’écologie n’est pas abordée de front à Lyon, on y retrouve plusieurs thèmes également traités par Nicolas Bourriaud à la Biennale d’Istanbul (lire p. 46 du numéro d'octobre 2019), dont il assure cette année le commissariat et qui a ouvert ses portes quelques jours plus tôt : notamment le rapport au corps et aux machines, et la fin de la séparation entre sujet et objet qui sous-tend l’Occident depuis la Renaissance.
Dans l’histoire de la Biennale de Lyon, cette 15e édition est également une page nouvelle, marquée par le départ de Thierry Raspail, fondateur et directeur du musée d’Art contemporain (MAC) et de la Biennale, remplacé par Isabelle Bertolotti. Le bâtiment historique de la Sucrière au bord de la Saône a été abandonné au profit du site gigantesque des anciennes usines Fagor, quatre halles totalisant 29 000 m2 qui offrent de vastes plateaux ouverts. Comme le souligne Daria de Beauvais, le fait de changer de lieu était une volonté des commissaires, et l’utilisation de ce site, gracieusement mis à la disposition de la Biennale par la Métropole, a permis de basculer le coûteux montant de location de la Sucrière dans les budgets de production. C’est d’ailleurs une prouesse : 95 % des œuvres exposées ont été produites pour l’occasion, parfois grâce à des résidences, et toujours en circuit court, afin d’ancrer la Biennale dans le territoire lyonnais encore plus que les années précédentes.
Cependant, dans ce décor, la vie ouvrière est encore toute proche. Les marquages au sol, les espaces de bureaux derrière des cloisons vitrées, les restes de chaînes de montage occupent une place qui nuit à la lisibilité de certaines œuvres. L’accrochage est un véritable enchevêtrement matériel et thématique qui produit un effet de griserie légère, mais s’avère souvent difficile à lire. Et les immenses surfaces attribuées à chaque artiste donnent parfois l’impression que les œuvres se perdent dans l’espace – d’autant que quelques artistes ont été invités à se confronter à un format monumental dont ils sont peu familiers.
DE L'HOMME, DE L'ANIMAL ET DE LA MACHINE
Il y a néanmoins de belles découvertes au sein d’une liste d’artistes résolument prospective – ce qui définit l’identité première du Palais de Tokyo. On entre dans la première halle par un portail de Shana Moulton, que l’on franchit comme un seuil vers un monde délirant d’où les corps sont absents. L’accès à cette halle, la plus vaste, est en quelque sorte barré par des ronces gigantesques de Jean-Marie Appriou : la nature aurait-elle repris ses droits ? Puis on est rapidement happé par la vidéo et les objets de Nico Vascellari, surprenant bestiaire qui oscille entre magie et cauchemar. Ayant observé que plus de quarante marques de voitures ont un animal pour logo, il a fixé des sculptures en cire de chevaux, lions, chèvres ou jaguars sur des véhicules conduits par des chauffeurs auxquels il a donné pour instruction de s’affronter dans un mystérieux ballet sur le site de Cinecitta, où il les a filmés. Sous l’effet de la chaleur du moteur, la cire a fondu. Puis il a coulé en résine ces hybrides animaux- automobiles, pareils à des centaures ou des totems surgis d’un autre monde. Comme le souligne Vittoria Mattarese, à ce ballet entre l’animal et la machine répond un ballet de Malin Bülow entre le corps humain et l’architecture : des danseurs, dont la tête est enfouie dans six immenses rideaux qui tombent du plafond, deviennent des pans d’architecture, et le bâtiment semble s’animer de mouvements humains. Ce dispositif, presque tressé avec l’installation du Mexicain Fernando Palma Rodriguez – des robes d’enfant qui montent et descendent comme de petits fantômes –, rend cette dernière peu visible.
Au loin, on aperçoit l’œuvre de Stéphane Thidet, Le Silence d’une dune, une colline immaculée, simplement marquée d’une trace circulaire de motocross. C’est la pièce la mieux maîtrisée et la plus poétique de la Biennale. La blancheur du sable résonne dans une atmosphère irréelle avec les reflets violets des baies vitrées à l’arrière-plan. Les corps sont également absents de l’œuvre en résine orange de Rebecca Ackroyd, terrible fantôme d’un accident d’avion dont il ne reste que quelques fauteuils et hublots.
La deuxième halle est consacrée au rapport avec les éléments naturels. Une rivière artificielle d’eau chaude imaginée par la Coréenne Minouk Lim dialogue avec une étendue de mousse de savon de Nicolas Momein. Avec des accents qui rappellent Le Docteur Jivago (David Lean, 1965), la Sud-Africaine Bianca Bondi a givré une cuisine à l’aide de cristaux de sel produisant une apparition fantomatique. Le diaporama de Lee Kit, Sketching the Weight of Idleness and Guiltiness, se déploie comme un labyrinthe, mais aurait gagné à être présenté dans un espace moins habité, de même que la superbe installation vidéo de Gustav Metzger, où des cristaux liquides génèrent sur sept écrans des formes aléatoires (Supportive, 1966-2011) – c’est le seul artiste historique de la Biennale.
Dans la troisième halle, un autre ensemble d’œuvres fait s’animer une machine mi-animale mi-humaine. Les mécaniques dévorantes de Mire Lee côtoient une installation de Thomas Feuerstein inspirée du mythe de Prométhée, dont les surprenants alambics se transforment en pieuvres de verre. Le parcours des usines Fagor se conclut dans la quatrième halle. Deux fragments de tuyaux d’eaux usées aux parois intérieures ornées comme des grottes bouddhiques par la Thaïlandaise Pannaphan Yodmanee semblent faire appel à une spiritualité renouvelée, que traduit mieux l’installation de la Coréenne Yona Lee, qui se fond habilement dans toute la hauteur du décor. Il faut grimper un vertigineux escalier à vis pour accéder à une plateforme qui domine cette dernière halle, espace de rêverie et de contemplation.
Comme une sorte de prologue ou de conclusion, un autre volet de la Biennale se tient au MAC, où les commissaires ont joué la carte des grands espaces d’une façon plus radicale encore pour ce site muséal. Avec son installation dessinant un paysage postromantique inspiré de la sombre situation de Haïti, Gaëlle Choisne pourrait avoir le mot de la fin : elle donne de l’eau à des images de fleurs.
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Biennale de Lyon, 18 septembre 2019-5 janvier 2020, usines Fagor, 65, rue Challemel-Lacour, 69007 Lyon ; musée d’Art contemporain, 81, quai Charles-de-Gaulle, 69006 Lyon, biennaledelyon.com