« C’est la première fois qu’une biennale change de lieu pour une cause environnementale ! La réalité rencontre ici le champ de l’art », s’exclamait Nicolas Bourriaud, le commissaire de la 16e Biennale d’Istanbul, le jour du vernissage, soulignant aussi que ce n’était pas une exposition sur l’écologie, mais une exposition prise dans la logique même de l’écologie – adroite façon de faire d’un mal un bien.
EXPLORER LE 7e CONTINENT
Un mois auparavant, de l’amiante avait été découvert sur le site des anciens entrepôts qui devaient abriter l’événement, une situation pour le moins paradoxale alors que la Biennale a pour thème le 7e continent, cette masse mouvante de déchets qui flotte dans le nord de l’océan Pacifique. En 24 heures, il a été décidé que l’exposition principale, dont les cimaises étaient déjà construites et pour laquelle certains artistes avaient commencé à travailler, déménagerait dans les salles du musée de Peinture et de Sculpture de l’université Mimar-Sinan, qui ouvrira ses portes en mars prochain. Un labyrinthe ayant la forme de la double ellipse de l’ADN est devenu un cheminement linéaire au fil duquel chaque artiste occupe une cellule indépendante.
Le parcours a peut-être perdu en singularité mais demeure parfaitement lisible, et l’accrochage semble même jouer avec le paysage des docks que l’on aperçoit à travers les baies vitrées, chantier monumental du futur shopping mall de « Galataport », d’où dépassent aujourd’hui grues et fers à béton. Le panorama que dresse la Biennale résonne fortement avec le contexte turc actuel, notamment le bétonnage intensif du pays, qui conduit à l’anéantissement de la faune et de la flore. C’est le cas, par exemple, aux environs du nouvel aéroport pharaonique qui a ouvert ses portes l’an dernier – une démonstration de puissance du gouvernement qui laisse perplexe. Selon Nicolas Bourriaud, « le 7e continent est le reflet en négatif de la colonisation occidentale, une zone inexplorée que personne ne veut conquérir. À l’âge de l’anthropocène, ce 7e continent terriblement concret a aussi une portée symbolique. Il est présent tout autour de nous, dans les paysages qui nous entourent, l’air pollué que nous respirons, la nourriture que nous mangeons. » C’est une Atlantide de cauchemar, une métaphore de la destruction de la planète. Brossant un portrait sombre de notre époque, le commissaire transforme le visiteur en anthropologue d’un monde encore inexploré, qui s’étend d’un passé parfois fictif à un futur métaphorique.
La cinquantaine d’artistes invités se rattachent au sujet de façon plus ou moins étroite, à travers la réalité de paysages ravagés (Feral Atlas Collective) ou des formes renouvelées de spiritualité (Ylva Snöfrid). La visite commence par des œuvres ancrées dans l’histoire de l’art et les illusions du romantisme, comme les paysages instables de Dora Budor, qui se réfère à la peinture de William Turner en faisant entrer dans les galeries d’exposition les sons, transformés en images, du chantier à l’extérieur. Dans ses maquettes intitulées It’s a Small World, Simon Fujiwara propose une approche de notre monde qu’il ne considère ni utopique ni dystopique, mais documentaire. À partir de fragments de sculptures destinées aux très nombreux parcs d’attractions turcs, il a construit un ensemble de structures qui encadrent nos sociétés : école, prison, place publique, gymnase, grand magasin, boîte de nuit… On se penche sur ces fantasmes d’un univers global comme sur l’œilleton d’un microscope, en espérant échapper à ces paysages infernaux. Le parcours se prolonge avec la vision d’un monde absurde et déstructuré, qui trouve son apogée dans la vidéo de Mika Rottenberg, Spaghetti Blockchain.
UNE SCÈNE ARTISTIQUE EFFERVESCENTE
Au musée Pera, c’est notre rapport à la connaissance que les artistes explorent, des Formes de la nature d’Ernst Haeckel à l’une des découvertes les plus frappantes de la Biennale : une vaste installation de l’Américain Norman Daly, qui présente le fruit d’une recherche archéologique fictive pleine d’humour et de finesse sur la civilisation de Llhuros – que cet artiste et pédagogue à Cornell University (Ithaca) a commencé à exposer en 1972.
Au fil de la visite dans ces deux lieux, la lisibilité du parcours se perd parfois, comme sur l’île de Büyükada, où des œuvres sont exposées dans les décors somptueux de maisons patriciennes en bois dont un certain nombre sont aujourd’hui à l’abandon. Le déplacement en bateau se justifie néanmoins par l’œuvre sonore de Hale Tenger et par la proposition de Glenn Ligon, qui montre un portrait filmé par Sedat Pakay de l’écrivain James Baldwin à Istanbul, où ce dernier a effectué plusieurs séjours entre 1961 et 1970. L’artiste américain l’a fait sous-titrer en turc pour la première fois – et associé à des images contemporaines de la place Taksim d’un bien moindre intérêt. Depuis le bateau, on prend aussi la mesure de la surprenante extension de la ville, et des nouvelles tours, peu gracieuses, qui se dressent à l’horizon.
Tandis que les figures les plus connues de la scène turque – Ali Kazma, Cevdet Erek ou Inçi Eviner – sont absentes, la Biennale montre la vivacité de la jeune création. On y fait de belles découvertes, notamment les dessins en noir et blanc de Deniz Aktas, des Ruines du futur composées de tas de pneus qui appellent à la contemplation, comme un tableau de Caspar David Friedrich. Ozan Atalan, quant à lui, expose le squelette d’un buffle d’eau à côté d’un diptyque vidéo révélant les paysages où cette espèce évoluait, aujourd’hui ravagés par les chantiers de construction.
Entre l’ouverture de la foire Contemporary Istanbul, celle du nouveau bâtiment du musée Arter derrière la place Taksim et celle de la Biennale, mais aussi l’inauguration récente du Odunpazari Modern Museum (OMM) construit par Kengo Kuma à Eskisehir, dans le nord du pays, la scène artistique turque était en pleine effervescence dans les premiers jours de septembre. Sur l’avenue Istiklal, entre les passants, il ne faut pas marcher très longtemps pour apercevoir des affiches annonçant la Biennale d’Istanbul, et les portes du centre d’art privé Salt sont grand ouvertes. Comme le souligne Bige Örer, la directrice de la Biennale, il y a en ville plus d’une centaine d’événements off. En Turquie, la situation économique demeure tendue et les arrestations arbitraires nombreuses – comme celle de l’industriel et mécène des arts Osman Kavala –, mais la dernière élection municipale, qui a porté au pouvoir à Istanbul un opposant au parti gouvernemental, fait renaître l’espoir.
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16e Biennale d’Istanbul, 14 septembre-10 novembre 2019, bienal.iksv.org
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Un modèle de financement original
Comme l’explique Yesim Gürer Oymak, directrice adjointe d’Istanbul Kültür Sanat Vakfı (IKSV, Fondation d’Istanbul pour la culture et les arts), « la scène artistique turque est soutenue par quelques familles d’industriels nées avec le régime d’Atatürk. Elles se sont réunies dans l’association de mécènes Saha. » Ce sont les Eczacıbası qui sont à l’origine du musée Istanbul Modern en 1987, pour lequel Renzo Piano prépare actuellement un nouveau bâtiment, et de la fondation IKSV en 1973, qui procure à la Biennale son indépendance grâce à un financement entièrement privé. Les Koç, quant à eux, viennent d’inaugurer le nouveau musée Arter et sont les mécènes principaux de la Biennale pour dix éditions. Ils ont produit cette année trente-six des cinquante-six œuvres exposées, pour une manifestation gratuite qui a accueilli 440 000 visiteurs en huit semaines en 2017.